— Dieu te pardonne, Nader, mais que ta langue est pendue !
— C'est de naissance, cheikh !
Aux yeux du maître, le muletier s'était rendu coupable d'une grave impertinence. Il avait été un visiteur régulier du château, où l'on appréciait sa conversation et son savoir ; c'était effectivement l'un des hommes les plus instruits de la Montagne, même si son allure et son métier ne le laissaient guère soupçonner. Toujours à l'affût d'une nouvelle ou d'une nouveauté, il prêtait volontiers l'oreille à ses clients les plus instruits. Mais il avait plus de plaisir encore à s'écouter, et peu lui importait alors la qualité de son auditoire.
On prétend qu'il lui arrivait de s'asseoir sur sa mule, un livre calé contre la nuque de la bête, et de parcourir les routes dans cette posture. Lorsqu'il entendait parler de quelque ouvrage qui l'intéressait, en arabe ou en turc — les seules langues qu'il lisait couramment —, il était prêt à payer très cher pour l'acquérir. Il avait l'habitude de dire que pour cette raison il ne s'était jamais marié, car aucune femme n'aurait voulu d'un homme qui dépensait pour l'achat des livres chaque piastre qu'il gagnait. La rumeur du village parlait d'autre chose, une préférence pour les éphèbes, mais jamais il n'avait été pris sur le fait. De toute manière, si le cheikh lui en avait voulu, ce n'était pas à cause de ces penchants inavoués, mais à cause de la Révolution française.
Nader en avait été, dès l'enfance, un admirateur inconditionnel ; en revanche, le cheikh et tous ses pairs n'y avaient vu qu'une abomination, un égarement heureusement passager ; « nos » Français avaient perdu la tête, disaient-ils, mais Dieu n'avait pas tardé à « nous » les remettre sur le droit chemin. Une ou deux fois, le muletier avait fait des allusions à l'abolition des privilèges, le cheikh avait répondu sur un ton ambigu, mi-comique mi-menaçant, et son visiteur se l'était tenu pour dit. Mais un jour, étant parti vendre sa camelote chez le drogman du consulat de
France, il avait récolté une nouvelle si extraordinaire qu'il n'avait pas eu la force de la garder pour lui. C'était en 1831, il y avait eu en France, l'année précédente, un changement de régime, Louis-Philippe était monté sur le trône.
— Notre cheikh ne devinera jamais ce qu'un Français m'a raconté la semaine dernière.
— Vide ton sac, Nader !
— Le père du nouveau roi était un partisan de la Révolution, et il avait même voté la mort de Louis XVI!
Le muletier était certain d'avoir marqué un point dans leur interminable débat. Son gros visage imberbe luisait de contentement. Mais le cheikh n'avait pas pris la chose sur le mode plaisant. Il s'était levé pour mieux crier :
— Chez moi, on ne prononce pas des paroles comme celles-là. Sors d'ici et ne remets plus jamais les pieds dans cette maison !
Pourquoi cette réaction ? Gébrayel, qui m'a rapporté cet épisode, demeurait perplexe. Il est certain que le cheikh avait jugé les paroles de Nader hautement inconvenantes, impertinentes, peut-être même lui avaient-elles semblé subversives en présence de ses sujets. Etait-ce l'information elle-même qui l'avait choqué ? L'avait-il estimée injurieuse pour le nouveau roi des Français ? Etait-ce le ton qu'il avait trouvé offensant ? Personne n'osa le lui demander, le muletier moins que tout autre, qui avait dû se mordre les doigts puisque ce village était le sien, qu'il y avait sa maison et ses livres, et que le cheikh faisait partie de ses plus généreux clients. Aussi avait-il profité des premières condoléances pour venir se faire pardonner.
A propos de cet homme, je n'ai pas encore dit le plus important : il est l'auteur du seul ouvrage qui renferme une explication plausible de la disparition de Tanios-kichk.
Nader avait en effet l'habitude de consigner sur un cahier des observations et des maximes de son cru, longues ou succinctes, transparentes ou sibyllines, généralement en vers ou alors dans une prose passablement maniérée.
Plusieurs de ces textes commencent par « J'ai dit à Tanios », ou bien « Tanios m'a dit », sans que l'on puisse établir avec certitude si c'est là une simple astuce de présentation ou le compte rendu de conversations authentiques.
Sans doute ces écrits n'étaient-ils pas destinés tels quels à la publication. C'est en tout cas bien après la mort de Nader qu'un universitaire les a retrouvés et édités sous un titre que j'ai traduit par « la Sagesse du muletier » ; j'aurai souvent recours à ce précieux témoignage.
A peine pardonné, le muletier était allé s'asseoir près de Tanios, pour murmurer à son oreille :
— Sale vie ! Devoir baiser des mains pour ne pas perdre son gagne-pain !
Tanios approuva discrètement. Les yeux rivés sur le groupe formé par le cheikh, son fils et, un pas derrière eux, Gérios, il se faisait justement la même réflexion, et se demandait surtout si, dans quelques années, il se retrouverait dans la même position que l'intendant, courbé, obséquieux, à guetter les ordres de Raad. « Plutôt mourir », se jura-t-il, et ses lèvres frémirent tant sa rage soufflait fort.
Nader s'approcha encore :
— C'était quelque chose, la Révolution française, toutes ces têtes de cheikhs qui tombaient ! Tanios ne réagit pas. Le muletier s'agitait sur son siège, comme s'il était sur le dos de sa mule et qu'elle n'avançait pas assez vite. Et, tel un lézard, il se tordait le cou pour scruter tout à la fois les tapis au sol et les arcades du plafond et ses hôtes et leurs visiteurs, distribuant au passage mimiques et clins d'oeil. Puis il se pencha à nouveau vers son jeune voisin.
— Le fils du cheikh, est-ce qu'il n'aurait pas un peu des airs de voyou ?
Tanios eut un sourire. Mais il l'accompagna d'une mise en garde :
Il vas te faire chasser une deuxième fois !
Au même instant, les yeux du garçon croisèrent ceux de Gérios, qui lui fit signe de venir lui parler.
— Ne reste pas à côté de Nader ! Va voir si ta mère n'a besoin de rien !
Pendant que Tanios se demandait s'il allait obéir ou bien crâner et reprendre sa place, une clameur s'éleva au-dehors. On vint chuchoter quelques mots à l'oreille du cheikh, qui se dirigea vers la sortie, en faisant signe à Raad de le suivre. Gérios leur emboîta le pas.
Un visiteur de marque arrivait, et la tradition voulait qu'on allât à sa rencontre. C'était Saïd beyk, seigneur druze du village de Sahlaïn, vêtu d'une longue abaya aux rayures franches, qui tombait des épaules aux mollets, ajoutant à la majesté de son visage orné d'une moustache blonde.
Selon la coutume, il commença par dire :
— Une nouvelle s'est répandue, pourvu qu'elle ne soit pas vraie !
Le cheikh fournit la réponse convenue :
— Le Ciel a voulu nous éprouver.
— Sachez que vous avez des frères à vos côtés dans les épreuves.
— Depuis que je t'ai connu, Saïd beyk, le mot voisin est plus agréable à mes oreilles que le mot frère.
Des formules, mais pas que des formules, le cheikh n'avait eu que des ennuis avec sa propre parenté, tandis que ses relations avec son voisin avaient été sans nuage depuis vingt ans. Les deux hommes se prirent par le bras, et entrèrent du même pas.
Le cheikh installa son invité à sa droite, et le présenta à Raad par ces mots :
— Sache que le jour où je serai mort, tu as un autre père ici pour veiller sur toi !
— Dieu prolonge ta vie, cheikh Francis !
Encore des formules. Mais on arriva finalement à l'essentiel. A ce curieux personnage qui se tenait à l'écart et que toute l'assistance scrutait de la tête aux pieds. Même dans la salle des femmes le bruit s'était répandu, et certaines s'étaient précipitées pour le voir. U n'avait ni barbe ni moustache, et portait une sorte de chapeau aplati qui lui couvrait la nuque et les oreilles. Les quelques cheveux qui dépassaient étaient gris, presque blancs.
Saïd beyk lui fit signe de venir plus près.
— Cet homme honorable qui m'accompagne est un pasteur anglais. Il a tenu à faire son devoir en cette douloureuse occasion.
— Qu'il soit le bienvenu !
— Il est venu habiter à Sahlaïn avec son épouse, une dame vertueuse, et nous n'avons eu qu'à nous féliciter de leur présence.
— C'est ton sang noble qui parle par ta bouche, Saïd beyk ! dit le pasteur en arabe, l'arabe un peu guindé des orientalistes.
Remarquant le regard admiratif du cheikh, Saïd beyk expliqua :
— Le révérend a vécu sept ans à Alep. Et après avoir connu cette belle métropole, au lieu d'aller à Istanbul ou à Londres, il a choisi de venir vivre dans notre humble village, Dieu saura le récompenser pour ce sacrifice !
Le pasteur s'apprêtait à répondre quand le cheikh lui indiqua une place pour s'asseoir. Non pas tout près de lui, ce qui n'aurait étonné personne vu le caractère exceptionnel d'une telle visite, mais un peu plus loin, sur le côté. Car, à vrai dire, ce que le cheikh venait d'entendre, il le savait déjà — tout ce qui se passait à Sahlaïn était connu à Kfaryabda avant la tombée du jour, et l'arrivée d'un Anglais, pasteur ou pas, pour élire domicile dans le pays, n'était pas un événement ordinaire. A présent, notre cheikh avait besoin d'en savoir plus, sans que le révérend pût entendre. Sa tête et celle de Saïd beyk se penchèrent l'une vers l'autre, chacun dans l'assemblée pouvait apprécier l'étendue de leur complicité :
— On m'a dit qu'il avait l'intention d'ouvrir une école.
— Oui, je lui ai prêté un local. Nous n'avons pas d'école à Sahlaïn, et depuis un moment je souhaitais qu'il y en ait une. Même mes fils vont y aller, il a promis de leur apprendre l'anglais et le turc, en plus de la poésie arabe et de la rhétorique. Je ne voudrais pas parler à sa place, mais je crois qu'il espère beaucoup que ton fils y aille aussi.
— Ne chercherait-il pas à convertir nos enfants, par hasard ?
— Non, nous en avons parlé, et il me l'a promis.
— Tu lui fais donc confiance.
— Je fais confiance à son intelligence. S'il cherchait à convertir nos fils, il serait chassé du village dans l'heure qui suit, pourquoi commettrait-il pareille maladresse ?
— Tes enfants et le mien, c'est vrai, il n'osera pas. Mais il voudra convertir nos paysans.
— Non, pour cela aussi, il m'a fait une promesse.
— Mais alors, qui va-t-il convertir ?
— Je ne sais pas, quelques fils de commerçants, quelques orthodoxes... Il y a aussi Yaacoub le juif et sa famille.
— S'il réussit à convertir mon tailleur, il aura fait un exploit... Mais je ne suis pas sûr que ce soit du goût de bouna Boutros ; pour lui, juif vaut mieux qu'hérétique ! Le curé était resté là toute la matinée, puis il était parti, une heure plus tôt, en prenant congé du cheikh comme de l'assistance. Mais voilà qu'il était de retour, quelqu'un avait dû l'avertir que le loup était dans la
bergerie, et il avait accouru. Il avait repris sa place, et dévisageait sans vergogne le pasteur avec son drôle de chapeau.
— En fait, reprit Saïd beyk, je n'ai pas l'impression que le révérend cherche à convertir les gens.
— Ah bon, dit le cheikh, pour la première fois surpris.
— Il veut surtout que nous ne soyons pas prévenus contre lui, et il ne fera rien qui puisse nous embarrasser.
Le cheikh se pencha un peu plus.
— Cest peut-être un espion.
— J'y ai pensé aussi. Mais nous ne détenons pas les secrets du sultan à Sahlaïn. Il ne va tout de même pas écrire à son consul que la vache de Halim a donné des jumeaux !
Les deux compères se mirent à rire du fond de la gorge, laissant échapper des bouffées d'air saccadées, mais tout en maintenant leurs lèvres et leurs mâchoires en position de deuil, jusqu'à en être endolories Leurs regards croisèrent celui du pasteur, qui leur adressa un sourire déférent, auquel ils répondirent par des hochements de tête bienveillants.
Lorsqu'au bout d'une heure Saïd beyk se leva pour partir, le cheikh lui dit :
— Le projet du pasteur ne me déplaît pas. Je vais réfléchir. Nous sommes mardi... s'il venait me voir vendredi dans la matinée, il aura sa réponse.
— Prends ton temps, cheikh, je lui dirai de venir beaucoup plus tard, si tu veux.
— Non, ce n'est pas la peine, jeudi soir, ma décision sera prise, et je la lui communiquerai sans faute le lendemain.
Quand, ayant raccompagné ces visiteurs de marque jusqu'au perron, le cheikh était revenu s'asseoir, le curé avait pris tout à côté de lui la place d'honneur.
— Un pasteur anglais dans notre village ! Comme dit le proverbe, qui vit longtemps verra beaucoup de merveilles ! Il faudra que je revienne avec de l'eau bénite pour purifier le château avant qu'il n'arrive d'autres malheurs.
— Attends, bouna, ne gaspille pas ton eau. Le pasteur revient me voir vendredi, et tu pourras alors passer pour de bon avec ton brin d'hysope au lieu de te déranger deux fois !
— Il est venu aujourd'hui, et il revient dans trois jours !
— Oui, le climat du village a dû lui convenir.
Le curé se mit à renifler ostensiblement.
— Est-ce que notre air serait mêlé de soufre ?
— Tu as tort, bouna, il paraît que c'est un saint homme.
— Et qu'est-il venu faire, le saint homme ?
— Présenter ses condoléances, comme tout le monde !
— Et vendredi, que reviendra-t-il faire ? Encore des condoléances ? Aurait-il prévu un autre décès ? Le mien, peut-être ?
— A Dieu ne plaise ! Cet homme va ouvrir une école à Sahlaïn...
— Je le sais.
— et il est simplement venu me proposer d'y envoyer mon fils !
— Rien que ça ! Et quelle a été la réponse de notre cheikh ?
— J'ai dit que j'allais réfléchir jusqu'à jeudi soir. Et que je donnerai ma réponse vendredi.
— Pourquoi jeudi soir ?
Jusque-là le cheikh avait un sourire légèrement moqueur, cela l'amusait de taquiner le curé. Mais son visage se fit soudain plus sévère.
— Je vais tout t'expliquer, bouna, pour que tu ne me reproches pas demain de t'avoir pris de court. Si, jeudi, au coucher du soleil, ton patriarche n'est pas encore venu me présenter ses condoléances, j'enverrai mon fils à l'école des Anglais.
Cela faisait bien quatorze ans—depuis la naissance de Tanios — que le prélat n'avait plus visité notre village. Il avait pris le parti de la cheikha jusqu'au bout, peut-être parce qu'on l'avait rendu responsable de ce mariage désastreux, et qu'il en voulait au cheikh de l'avoir mis dans un tel embarras. Il s'était montré si partisan dans ce conflit, si insensible aux souffrances des villageois lors de l'expédition des hommes du grand Jord, que sans égard pour sa barbe blanche ni pour son rang on l'avait affublé du même sobriquet que sa protégée ; « le patriarche des sauterelles » s'était alors promis de ne plus mettre les pieds à Kfaryabda.
On s'était résigné à son absence. Il était de bon ton de dire qu'on se passait aisément de lui, tant à la fête de la Croix qu'aux cérémonies de la confirmation, quand la gifle du prélat devait laisser sur le visage des adolescents un souvenir durable ; celle de bouna Boutros faisait gaillardement l'affaire. N'empêche, cette sorte de malédiction pesait sur les épaules des fidèles ; chaque fois que survenait un décès, une maladie grave, la perte d'une récolte — ces malheurs ordinaires qui poussent à se demander « qu'ai-je donc fait au Ciel ? » —, la querelle avec le patriarche revenait comme un vieux couteau sur une vieille plaie. N'était-ce pas le moment d'en finir ? Ces condoléances n'étaient-elles pas l'occasion idoine pour une réconciliation ?
Lors des funérailles de la cheikha, dans le grand Jord, le prélat, qui présidait la cérémonie, avait eu devant le caveau un mot de consolation pour chacun des membres de la famille. A l'exception du cheikh. Qui avait pourtant oublié ses griefs et ceux du village pour se joindre à eux, et qui était après tout l'époux de la défunte.
D'autant plus offensé que sa belle-famille ainsi que les notables de Kfaryabda avaient été témoins de cette attitude dédaigneuse, le cheikh était allé voir aussitôt le bedeau du patriarche pour lui signaler, sur un ton proche de la menace, qu'il prévoyait trois jours de condoléances au château, et qu'il s'attendait à voir arriver sayyedna le patriarche, sinon...
Tout au long de cette première journée, pendant que les visiteurs défilaient, le cheikh n'avait eu qu'une interrogation en tête : « Viendra-t-il ?» Et au curé, il réitéra le message :
Si ton patriarche ne vient pas, ne songe surtout pas à me blâmer pour ce que je vais faire.
Bouna Boutros disparut du village pendant deux jours. Une mission de la dernière chance qui ne mena à rien. Il revint en disant que sayyedna était en tournée dans les villages du grand Jord, et qu'il n'avait pas réussi à le rejoindre. Il est également possible qu'il l'ait retrouvé, sans réussir à le convaincre. Toujours est-il que le jeudi soir, lorsque le cheikh quitta la salle des condoléances entouré des derniers visiteurs, aucune mitre n'était à l'horizon.
Le curé dormit peu, cette nuit-là. Deux vaines journées sur le dos de sa mule l'avaient laissé perclus de courbatures, sans permettre d'apaiser ses tourments.
— Et encore, dit-il à la khouriyyé, avec cette mule, on sait où elle va, elle n'aurait pas eu l'idée de marcher droit vers le précipice. Alors que ce cheikh et ce patriarche, ils portent tous les chrétiens sur leur dos et ils courent s'écorner comme des boucs.
— Va faire une prière à l'église, lui dit son épouse. Si Dieu est bon avec nous, il installera dès demain une mule au château, et une autre au patriarcat.
QUATRIÈME PASSAGE
L'école du pasteur anglais
Je suis heureux de vous confirmer, en réponse à votre lettre, qu'il y avait bien, parmi les tout premiers élèves de l'école de Sahlaïn, un dénommé Tanios Gérios, de Kfaryabda.
Le fondateur de notre établissement, le révérend Jeremy Stolton, était venu s'installer dans la Montagne avec son épouse au début des années 1830. Il existe, dans notre bibliothèque, u n petit coffret où sont conservées ses archives, notamment, pour chaque année, des éphémérides parsemées d'annotations diverses, ainsi que des lettres. Si vous souhaitez les consulter, vous ites le bienvenu, mais vous comprendrez qu' 'il ne puisse être question pour nous de les laisser sortir...
Extrait d'une lettre du révérend Ishaac, directeur actuel de l'Ecole anglaise de Sahlaïn.
I
Bouna Boutros n'avait pas dû prier avec suffisamment de ferveur, car le lendemain, quand il pénétra avec sa barbe mal lissée dans la salle aux Piliers, le cheikh était encore là, son vêtement ne s'était pas transformé en harnais, ses oreilles n'avaient pas percé le haut de son bonnet, et sous sa moustache blanchissante, ses lèvres et ses mâchoires ne s'étaient pas allongées...
Il était visiblement réveillé depuis un bon moment, peut-être même n'avait-il pas trouvé le sommeil à cause de ses propres tourments. Il y avait déjà près de lui Gérios et quelques villageois. Le curé salua l'assemblée d'un geste bougon et s'assit tout près de l'entrée.
Bouna Boutros, lui cria presque le cheikh sur un ton jovial, viens plutôt près de moi, la moindre des choses serait que nous l'accueillions ensemble.
Le curé eut un moment d'espoir. Peut-être l'une au moins de ses nombreuses prières avait-elle été exaucée !
Alors il vient !
Bien sûr qu'il vient. D'ailleurs le voilà, justement. Il fallut déchanter. Ce n'était pas le patriarche qui faisait son entrée, mais le pasteur. Il salua son hôte de plusieurs formules arabes bien tournées, sous le regard ébahi des villageois. Puis, sur un signe du mai- tre, il s'assit.
Le Ciel fait bien les choses, bouna, le révérend s'est assis juste à la place que tu viens de quitter.
Mais le curé n'avait pas le cœur à apprécier les plaisanteries, il pria le cheikh de venir lui parler un moment en privé, dans le liwan.
Si j'ai bien compris, notre cheikh a pris sa décision.
Cest ton patriarche qui l'a prise pour moi, j'ai fait tout ce que je pouvais, j ai la conscience tranquille. Regarde-moi, est-ce que j'ai les yeux de quelqu'un qui a mal dormi ?
Tu as peut-être fait tout ce qu'il fallait, en ce qui concerne sayyedna. Mais envers ton fils, est-ce que tu es en train de faire ce que ton devoir t'ordonne ? Est-ce que tu peux vraiment avoir la conscience tranquille quand tu l'envoies chez ces gens qui vont lui faire lire un évangile falsifié et qui ne respectent ni la Vierge ni les saints ?
Si Dieu n'avait pas voulu que je prenne cette décision, il aurait ordonné au patriarche de venir montrer sa barbe aux condoléances !
Bouna Boutros était mal à l'aise quand le cheikh parlait de barbes, et encore plus quand il parlait de Dieu, car ses propos avaient alors quelque chose d'exagérément familier. Aussi lança-t-il, l'air digne :
Il arrive que Dieu dirige ses créatures sur le chemin de leur perdition.
Il aurait fait cela avec un patriarche ? fit le cheikh du ton le plus faux.
Ce n'est pas seulement au patriarche que je pensais !
Leur conciliabule terminé, le curé et le cheikh revinrent vers la salle aux Piliers. Où le pasteur les attendait avec quelque inquiétude. Mais son hôte le rassura d'emblée.
— J'ai réfléchi. Mon fils ira à votre école, révérend.
— je saurai me montrer digne de cet honneur.
— Il faudra le traiter comme tous les élèves, sans égards particuliers, et ne pas hésiter à le rouer de coups s'il le mérite. Mais j'ai deux exigences, et il me faut une promesse ici même devant témoins. La première, c'est qu'on ne lui parle pas de religion ; il restera dans la foi de son père, et il ira chaque dimanche chez bouna Boutros ici présent pour apprendre le catéchisme.
Je m'y engage, dit le pasteur, comme je l'ai déjà fait avec Saïd beyk.
La deuxième chose, c'est que je m'appelle cheikh Francis, et non cheikh Ankliz, et je tiens à ce qu'il y ait dans cette école un maître de français.
Cela aussi je le promets, cheikh Francis. La rhétorique, la poésie, la calligraphie, les sciences, le turc, le français, l'anglais. Et chacun garde sa religion.
Dans ces conditions, il n'y a rien à redire. Je me demande même si bouna Boutros ne songe pas maintenant à envoyer ses propres fils à votre école, révérend...
L'année où les figues mûriront en janvier, marmonna le curé sans desserrer les dents.
Puis il se leva, écrasa son bonnet sur la tête, et se retira.
En attendant ces figues-là, reprit le cheikh, je connais au moins un garçon qui sera heureux d'accompagner mon fils à cette école. N'est-ce pas, Gérios ?
L'intendant acquiesça, comme toujours, et remercia son maître de sa constante bienveillance envers lui et les siens. Mais en lui-même, il était plus que réservé. Retirer Tanios de l'école du curé, son beau-frère, pour l'envoyer chez cet Anglais, et encourir les foudres de l'Eglise, il ne le ferait pas de gaieté de cœur. Cependant, il ne pouvait pas non plus s'opposer à la volonté du maître et bouder les faveurs qu'il lui accordait.
Il oublia ses réserves au vu des réactions du garçon. Quand il lui rapporta la suggestion du cheikh, son visage s'illumina, et Lamia jugea le moment propice pour ramener quelque chaleur au sein de sa famille :
— Alors, tu n'embrasses pas ton père pour cette nouvelle ?
Et Tanios l'embrassa, et aussi sa mère, comme il ne l'avait plus fait depuis l'incident près de la fontaine.
Pour autant, il ne remettait pas en question sa révolte. Il avait, tout au contraire, le sentiment que sa métamorphose, provoquée par les paroles du fou et manifestée par sa visite à Roukoz le banni, avait débridé son existence. Comme si le Ciel attendait de sa part un acte de volonté pour lui ouvrir les routes... Ce n'était pas à l'école du pasteur qu'il allait, mais au seuil du vaste uni vers, dont il parlerait bientôt les langues et dévoilerait les mystères.
Il était encore là, avec Lamia et Gérios, mais il était loin, il contemplait la scène qu'il vivait comme si elle s'évoquait déjà dans son souvenir, il voguait au-delà de ce lieu, au-delà de ses attaches et de ses ressentiments, au-delà de ses doutes les plus déchirants.
Au même moment, à deux couloirs de là, dans le bâtiment principal du château, le cheikh s'épuisait à convaincre son fils qu'il ne serait pas humiliant pour lui, même à quinze ans, d'aller apprendre autre chose que le maniement des armes et la course à cheval.
Si tu recevais un jour, comme notre ancêtre, un message du roi de France...
Je le ferais traduire par mon secrétaire.
Et si c'était un message confidentiel, serait-il vraiment prudent que ton secrétaire en connaisse la teneur ?
Le pasteur Stolton ne devait pas tarder à remarquer la différence entre ces deux élèves qui arrivaient tous les matins de Kfaryabda, un trajet d'environ une heure en empruntant le raccourci par la forêt de pins. Dans ses éphémérides de l'année 1835, on peut lire cette appréciation : « Tanios. Un immense appétit de connaissance et une intelligence vive, compromis par les soubresauts d'une âme tourmentée. » Puis, deux pages plus loin : « La seule chose qui intéresse profondément Raad, c'est que l'on manifeste de la considération pour son rang. Si l'un des enseignants ou l'un des élèves, à n'importe quel moment de la journée, s'adresse à lui sans prononcer le mot "cheikh", il se comporte comme s'il n'avait rien entendu, ou bien se met à regarder derrière lui en cherchant le manant à qui pourraient être destinées de telles paroles. En tant qu'élève, je crains qu'il n'appartienne à la catégorie la plus décourageante de toutes, celle dont la devise semble être : teach me if you can ! Je ne songerais pas à me battre pour qu'il continue à fréquenter cet établissement si les considérations scolaires étaient les seules que je doive prendre en compte. »
Ce dernier bout de phrase est presque un aveu. Car si le pasteur était sincèrement préoccupé par la formation des jeunes esprits, il n'était pas indifférent à la politique orientale de Sa Gracieuse Majesté.
Mais en quoi, diable, la scolarisation d'un adolescent dans un village de la Montagne pouvait-elle revêtir la moindre importance aux yeux d'une puissance européenne ? Je comprends qu'on veuille glousser, hausser les épaules — je m'y étais longtemps obstiné moi-même avant de consulter les archives. Mais les faits sont là : la présence de ces gamins à l'école du pasteur Stolton était connue et fut âprement commentée jusque dans le bureau de Lord Ponsonby, ambassadeur auprès de la Sublime-Porte, et sans doute également à Paris, à la Chambre des députés, à l'initiative d'Alphonse de Lamartine — « parfaitement, s'indignait le "professeur" Gébrayel, ce lourdaud de Raad n'a probablement jamais entendu parler de son contemporain Lamartine, mais Lamartine avait entendu parler de Raad ! »
Par quel prodige ? Il faut dire qu'en ces années-là les chancelleries européennes étaient préoccupées par un événement exceptionnel : Méhémet-Ali pacha, vice-roi d'Egypte, avait entrepris de bâtir en Orient, sur les décombres de l'Empire ottoman, une nouvelle puissance qui devait s'étendre des Balkans jusqu'aux sources du Nil, et contrôler la route des Indes.
De cela, les Anglais ne voulaient à aucun prix, et ils étaient prêts à tout pour l'empêcher. Les Français, en revanche, voyaient en Méhémet-Ali l'homme providentiel qui allait sortir l'Orient de sa léthargie, et bâtir une Egypte nouvelle en prenant justement la France pour modèle. Il avait fait venir des médecins français, des ingénieurs français, et il avait même nommé à l'état-major de son armée un ancien officier de Napoléon. Des utopistes français étaient allés vivre en Egypte dans l'espoir d'y bâtir la première société socialiste, porteurs de projets inouïs — tel celui de percer un canal de la Méditerranée jusqu'à la mer Rouge. Décidément, ce pacha avait tout pour plaire aux Français. Et puis, s'il irritait à ce point les Anglais, il ne pouvait être foncièrement mauvais. Et il n'était pas question de laisser Londres se défaire de lui.
Dans ce combat de géants, de quel poids pouvaient peser les gens de mon village et singulièrement les deux élèves du pasteur anglais ?
Plus qu'on ne l'imaginerait. On aurait dit que leurs noms étaient gravés sur le fléau de la balance, et qu'il suffisait de se pencher d'assez près pour les lire. C'est ce qu'avait fait Lord Ponsonby. Il s'était penché sur la carte, puis il avait placé son doigt à un endroit précis : c'est ici que l'empire de Méhémet-Ali se fera ou se défera, c'est ici que sera livrée la bataille !
Car cet empire en voie de constitution avait deux ailes : l'une au nord — les Balkans et l'Asie Mineure ; l'autre au sud — l'Egypte et ses dépendances. Entre les deux, une seule liaison, par la longue route côtière qui allait de Gaza à Alexandrette, en passant par Haïfa, Acre, Saïda, Beyrouth, Tripoli, Lattaquieh. Il s'agit d'une bande de terre enserrée entre la mer et la Montagne. Si cette dernière échappait au contrôle du vice- roi, la route deviendrait impraticable, l'armée égyptienne serait coupée de ses arrières, le nouvel empire serait brisé en deux. Mort-né.
Et du jour au lendemain, toutes les chancelleries n'eurent plus d'yeux que pour ce coin de montagne. On n'avait jamais vu autant de missionnaires, de négociants, de peintres, de poètes, de médecins, de dames excentriques et d'amateurs de vieilles pierres. Les Montagnards étaient flattés. Et lorsqu'ils comprirent, un peu plus tard, que les Anglais et les Français se faisaient la guerre chez eux pour ne pas avoir à se battre directement entre eux, ils n'en furent que plus flattés encore. Privilège dévastateur, mais privilège quand même.
L'objectif des Anglais était clair : inciter la Montagne à se rebeller contre les Egyptiens ; ce que ces derniers, avec l'appui de la France, s'efforçaient bien entendu d'éviter.
Comme le relate la Chronique montagnarde, « lorsque les troupes égyptiennes étaient arrivées aux abords de notre pays, leur général en chef avait dépêché un messager auprès de l'émir lui demandant de se joindre à lui ». Jugeant qu'il serait fort imprudent de prendre parti dans cet affrontement qui dépassait de loin sa minuscule principauté et ses maigres forces, l'émir avait cherché à tergiverser ; alors le général lui avait envoyé un deuxième message ainsi libellé : « Soit tu viens te joindre à moi avec tes troupes, soit c'est moi qui viendrai vers toi, je raserai ton palais, et je planterai des figuiers sur son emplacement ! »
Le malheureux avait dû s'exécuter, et la Montagne était passée sous l'autorité de l'Egypte. Malheureux, entendons-nous ; il demeurait un homme fort redouté, paysans et cheikhs tremblaient à la seule mention de son nom ; mais devant le pacha et ses représentants, c'était lui qui tremblait.
Méhémet-Ali espérait qu'en mettant ainsi l'émir de son côté, il se retrouverait maître du pays. La chose aurait sans doute été vraie dans d'autres pays, pas dans celui-ci. L'émir avait de l'autorité, certes, et de l'influence, mais la Montagne ne se réduisait pas à sa personne. Il y avait les communautés religieuses, avec leur clergé, leurs chefs, leurs notabilités, il y avait les grandes familles et les petits seigneurs. Il y avait les murmures sur les grand-places, et les querelles de village. Il y avait que le cheikh était en froid avec le patriarche, parce que le patriarche était persuadé que le cheikh avait fait un enfant à Lamia, laquelle habitait toujours au château, et que, dans ces conditions, le patriarche ne voulait pas mettre les pieds au château, et que le cheikh, pour bien montrer qu'on ne traitait pas de la sorte un homme de son rang, avait envoyé son fils, par bravade, à l'école du pasteur anglais !
Lorsque Lord Ponsonby s'était penché sur ce minuscule point de la carte, ses collaborateurs ne lui avaient pas expliqué les choses avec tant de détails. Ils lui avaient seulement dit que la communauté druze, hostile à l'émir depuis qu'il avait fait tuer l'un de ses principaux chefs, était prête à se révolter contre lui et contre ses alliés Egyptiens, mais qu'une telle révolte ne mènerait à rien si les chrétiens, qui formaient la majorité de la population, n'y participaient pas.
Et chez les chrétiens, nos gens n'ont-ils rien pu faire encore ? s'était enquis l'ambassadeur.
On lui rappela que pour cette population, en grande majorité catholique, l'Anglais était avant tout un hérétique.
Pas un seul de nos gens n'a pu établir un contact significatif... à l'exception d'un pasteur, qui a ouvert une école.
Une école à nous dans un village catholique ?
Non, pensez-vous, il aurait été chassé dans l'heure qui suit ou alors un incendie aurait ravagé son bâtiment. Non. il s'est installé sur les terres d'un vieux chef druze, Saïd beyk, mais il a réussi à inscrire dans son école deux élèves catholiques, dont le propre fils du cheikh de Kfaryabda.
Kfar quoi ?
Il fallut aller chercher une carte plus détaillée pour lire, à l'aide d'une loupe, le nom de Kfaryabda et celui de Sahlaïn.
— Intéressant, dit Lord Ponsonby.
Dans le rapport rédigé à l'intention du Foreign Office, il ne citait pas nommément Kfaryabda, mais faisait état de « signes encourageants ». Que le descendant d'une des plus grandes familles catholiques, une famille qui s'enorgueillissait depuis trois siècles de ses rapports avec la France, se retrouvât à l'école du pasteur anglais, c'était effectivement un succès, une percée.
Et, bien entendu, il n'était pas question que le cheikh Raad fût renvoyé à cause d'une mauvaise note !
Personne, dans l'autre camp, ne voulait prendre la chose avec autant de sérieux que Lord Ponsonby. Ni l'émir, ni Monsieur Guys, le consul de France, ni Soliman pacha, alias Octave Joseph de Sèves, qui commandait au nom de l'Egypte la place de Beyrouth. On était engagé dans un conflit majeur, et personne n'avait du temps à consacrer à cette querelle villageoise. Personne, à l'exception du patriarche. Lui seul s'égosillait à expliquer qu'il ne fallait pas négliger la signification de la présence des deux enfants à l'école du pasteur ; et finalement, pour ne pas l'offenser, on se décida à sanctionner le cheikh présomptueux : un agent du Trésor émirien lui fut envoyé, porteur d'une liste interminable d'impôts non acquittés, ceux, en réalité, dont il avait su jusque-là se faire exempter par toutes sortes d'habiletés ; à présent tout était rappelé, et l'on avait ajouté de nouvelles taxes encore, notamment la ferdé, instaurée par l'occupant égyptien. Le prétexte de cette démarche était de renflouer les caisses de l'émir, épuisées par les nécessités du conflit en cours. Mais personne ne se trompait sur les vraies raisons. Et pour le cas où quelqu'un aurait eu des doutes, le patriarche avait convoqué le curé pour lui dire clairement que si le cheikh retirait les deux garçons de l'école hérétique, il intercéderait en sa faveur auprès de l'émir...
Le maître de Kfaryabda était pris à la gorge. La récolte avait été désastreuse cette année-là, et la somme qu'on lui réclamait — trois cents bourses, soit cent cinquante mille piastres — dépassait de loin ce qu'il pouvait rassembler, même obligeait tous ses sujets à lui livrer leurs économies.
Impossible de payer donc, mais l'autre solution était doublement humiliante : le cheikh aurait commencé par perdre la face en retirant les garçons de l'école du pasteur anglais, puis il lui aurait fallu quémander aux pieds du « patriarche des sauterelles » pour qu'il daignât parler à l'émir.
Avant de quitter le village avec son escorte, le fonctionnaire du Trésor précisa que si les sommes dues n'étaient pas entièrement payées dans le mois qui suivait, les terres du cheikh seraient confisquées et adjointes au domaine émirien. Perspective qui n'enchantait guère les habitants de Kfaryabda, conscients d'avoir, en la personne de leur seigneur, le moins mauvais des maîtres.
Le plus singulier fut la manière dont Tanios vécut ces événements. Ils le réconcilièrent pour un temps avec le village et même, pourrait-on dire, avec sa présumée bâtardise. Car ce qui se passait devant ses yeux d'adolescent n'était en réalité que la poursuite de cette même querelle qui avait provoqué autrefois l'invasion des« sauterelles », une querelle dont la cause avait été sa propre venue au monde. A présent, il le comprenait parfaitement, il savait pourquoi le patriarche réagissait ainsi, il comprenait aussi l'attitude du cheikh et celle des villageois. Et il la partageait. Ne serait-ce que pour une raison : l'école. A ses yeux, c'était ce qui comptait plus que tout. Il étudiait avec acharnement, avec rage, il aspirait comme une éponge sèche chaque mot, chaque bribe de savoir, il ne voulait rien voir d'autre que cette passerelle entre lui, Tanios, et le reste de l'univers. Pour cette raison il se retrouvait du côté des villageois, du côté du cheikh, contre tous les ennemis du village, contre l'émir, contre le patriarche... Il épousait toutes les causes présentes et passées.
Il avait même pris ses distances par rapport à Roukoz parce que ce dernier lui avait dit : « Pourquoi faudrait-il que je me lamente si les terres du cheikh étaient confisquées ? Ne veux-tu pas comme moi abolir les privilèges des féodaux ? » L'adolescent avait répondu : « C'est mon vœu le plus cher mais je ne voudrais pas que cela arrive de cette manière ! » Et l'ancien intendant s'était fait sentencieux : « Lorsque tu as un vœu très cher dont la réalisation te comblerait de bonheur, tu peux demander à Dieu de l'exaucer. Mais tu ne peux Lui dicter la manière dont II doit s'y prendre. Moi j'ai demandé au Ciel de punir le cheikh de Kfaryabda C'est à Lui de décider de l'instrument dont II va se servir, un cataclysme, des sauterelles, ou les armées d'Egypte ! »
Ce raisonnement avait mis Tanios mal à l'aise. Il désirait bien, quant à lui, abolir les privilèges du cheikh, et il n'avait certainement pas envie de se retrouver, quinze ans plus tard, en train d'aider Raad à se déchausser... Mais dans l'épreuve de force qui se déroulait, il savait parfaitement de quel côté il se trouvait, et quels vœux il voulait voir exaucés.
« Ce midi, écrit le pasteur dans ses éphémérides à la date du 12 mars 1836, Tanios est venu me voir dans mon bureau pour m'expliquer la situation dramatique dans laquelle se trouvait son village, qu'il a comparé à un ichneumon pris au piège et qui attend la lame du trappeur... Je lui recommandai de prier, et lui promis de faire ce qui était en mon pouvoir.
« J'écrivis aussitôt à notre consul une lettre détaillée que j'espère confier dès demain à quelque voyageur en partance pour Beyrouth. »
C'est très probablement à la suite de cette lettre, véritable appel à l'aide, que l'on vit arriver au château un étrange visiteur. A Kfaryabda, on parle aujourd'hui encore de la visite du consul d'Angleterre. Vérification faite, Richard Wood n'était pas encore consul — il le deviendrait plus tard ; à l'époque, il était l'émissaire officieux de Lord Ponsonby, et il habitait à Beyrouth depuis quelques semaines auprès de sa sœur qui se trouvait être l'épouse du vrai consul d'Angleterre. Mais cette précision n'a aucune incidence sur les événements, ni sur la manière dont ils ont été rapportés.
« Cette année-là, dit la Chronique montagnarde, notre village reçut la visite du consul d'Angleterre, porteur de cadeaux précieux qui remplirent de joie grands et petits. Il fut accueilli comme aucun visiteur ne l'avait jamais été, il assista à la sainte messe, et l'on festoya pendant trois jours et trois nuits. »
Excessif, n'est-ce pas, pour la visite d'un pseudo consul, tant de festoiement, tant de superlatifs ? Pas quand on sait la nature de ces « cadeaux précieux ». Le moine Elias ne dit rien de plus, mais Wood lui- même a évoqué sa visite dans une lettre adressée peu après au pasteur Stolton et conservée dans les archives de ce dernier, à l'école de Sahlaïn. L'émissaire demeure vague sur l'objet de sa mission, que son correspondant connaît, à l'évidence, tout autant que lui ; mais il explique dans le détail la nature des cadeaux qu'il avait apportés et la manière dont il fut reçu. Le pasteur avait très certainement mentionné dans sa propre lettre la somme précise que le Trésor émirien exigeait, car Wood commença par faire porter dans la grande salle du château, pour les placer juste derrière le narguilé de son hôte, des sacs contenant très exactement cent cinquante mille piastres. Le cheikh fit mine de vouloir protester ; son visiteur ne lui en laissa pas le loisir.
— Ce qui vient d'être déposé à vos pieds, ce n'est pas notre cadeau pour vous, mais pour votre trésorier, afin qu'il puisse faire face aux exigences de l'émir sans avoir besoin de vous importuner.
Le seigneur de Kfaryabda en prit acte dignement, mais son cœur flatté sautillait comme celui d'un enfant.
Il y avait, de fait, trois autres « vrais » cadeaux, que Wood décrit dans sa lettre. « Pour le cheikh, une horloge monumentale frappée aux armoiries de la maison de Hanovre, transportée à dos de chameau depuis Beyrouth. » Pourquoi une horloge et pas un pur-sang, par exemple ? Mystère. Peut-être fallait-il y voir le symbole d'une amitié durable.
Les deux autres cadeaux s'adressaient aux élèves du pasteur. Pour Tanios « une superbe écritoire nacrée, qu'il accrocha tout de suite à sa ceinture ». Et pour Raad — qui possédait déjà une écritoire en or qu'il dissimulait à la sortie de l'école de peur qu'on ne murmurât que le cheikh s'était ravalé au rang de secrétaire —, « un fusil de chasse, un forsyth à percussion digne d'une battue royale, que son père se hâta de lui prendre des mains pour le soupeser et le caresser avec envie — peut-être est-ce à lui qu'il aurait fallu l'offrir, plutôt qu'au fils, il en aurait été comblé, et l'arme se serait trouvée en des mains plus sûres ».
Une phrase qui n'avait rien de prophétique, mais qui laisse songeur, quand on sait quels malheurs attendaient au bout de ce fusil.
Le « consul » était arrivé un samedi dans l'après- midi, et le cheikh lui proposa de passer la nuit au château avec sa suite. Les femmes du village s'évertuèrent à préparer les mets les plus recherchés — Wood mentionne un cou d'agneau farci, et fait l'éloge d'un « kebbé à la bergamote », ce qui résulte très certainement d'une confusion, car s'il existe bien une viande pilée aux oranges amères, la bergamote est inconnue dans la cuisine de la Montagne. L'émissaire précise par ailleurs que le cheikh Francis eut un sourire amusé en le voyant ajouter de l'eau à son vin...
Le lendemain, après une brève conversation amicale dans le liwan, face à la vallée, autour d'un café et de quelques fruits secs, le seigneur de Kfaryabda avait demandé la permission de s'absenter pendant une heure.
La messe va commencer. Je ne devrais pas quitter mon invité de la sorte, mais Dieu a été bon avec moi, ces deux derniers jours. Il a presque accompli des miracles, et je tiens à Lui rendre grâces.
Je vous accompagnerai, si vous n'y voyez pas d'inconvénient...
Le cheikh se contenta de sourire. Lui-même ne voyait là aucun inconvénient, mais il craignait un esclandre de bouna Boutros s'il faisait son entrée dans l'église en compagnie d'un Anglais.
De fait, le curé les attendait devant la porte de l'édifice. Courtois mais ferme :
Notre village est reconnaissant pour ce que vous avez fait. C'est pourquoi, si vous vouliez bien m'honorer d'une visite, mon épouse a préparé un café pour vous dans mon humble maison, dont l'entrée est par- derrière. Elle vous tiendra compagnie, ainsi que mon fils aîné, jusqu'à ce que j'aie fini de dire la sainte messe. Alors je viendrai vous rejoindre.
Il eut un petit regard vers le cheikh, l'air de dire : « Plus poli que cela avec tes amis anglais, je n'aurais pas pu être ! »
Mais le « consul «répliqua, dans son arabe approximatif :
Il n'est pas nécessaire de faire un traitement spécial pour moi, mon père, je suis moi-même catholique, et je vais suivre la messe avec les autres fidèles.
Anglais et catholique, vous êtes la huitième merveille du monde, ne put s'empêcher de dire bouna Boutros.
Avant d'inviter le fidèle à entrer.
Envoyer à cette nation catholique un agent irlandais, telle avait été l'habileté suprême de Lord Ponsonby, habileté qui allait valoir à « ces diables d'Ankliz », pour longtemps, l'admiration des Montagnards.
Cette nuit-là, le patriarche dormit « à plat sur le visage », comme disent les gens de Kfaryabda, et les prières qu'il marmonnait n'avaient rien de charitable ; il vouait à l'Enfer tant d'âmes et de corps, c'est à se demander quel Royaume il cherchait à servir. La moustache du cheikh était comme un chardon dans la couche du prélat, il avait beau se tourner, se retourner, il ne faisait que s'enrouler autour d'elle.
Il était pourtant au faîte de sa puissance. Entre l'émir, l'état-major égyptien, les diplomates français et les principaux seigneurs de la Montagne, il était l'intermédiaire reconnu, le pivot de la coalition, et aussi son rebouteux, puisqu'il fallait sans arrêt réparer les fractures. Le consul de France pensait pis que pendre de Méhémet-Ali, « un despote oriental qui se fait passer pour un réformateur afin de leurrer les bonnes âmes d'Europe » ; et lorsqu'on l'interrogeait sur de Sèves, son ancien compatriote, il disait : « Soliman pacha ? Il sert fidèlement ses nouveaux maîtres », et son nez se retroussait en une moue pincée. Quant à l'émir, il se réjouissait en secret des déboires de ses protecteurs égyptiens, lesquels disaient de lui, presque à voix haute, qu'il demeurerait leur plus fidèle allié tant que leurs troupes auraient leurs tentes sous les fenêtres de son palais.
Le patriarche avait parfois l'impression de maintenir cette coalition bancale à la force de ses poignets, et dans toute la Montagne, il était respecté, et parfois vénéré. Aucune porte ne lui était fermée, aucune faveur ne lui était refusée. Sauf dans mon village. A Kfaryabda, même le curé lui tournait le dos.
Sa nuit fut donc inquiète, mais au lever, il paraissait plus confiant.
Je saurai leur faire réciter l'acte de contrition, promit-il au bedeau qui l'aidait à s'habiller. Ils tomberont à mes pieds comme une pièce d'argent dans le tronc de l'église. Pour tout mal, il y a un traitement, et j'ai celui qu'il leur faut.
Quelques jours plus tard, un messager du grand Jord arriva au château pour dire que la grand-mère de Raad se mourait, et qu'elle désirait le revoir. Le cheikh ne chercha pas à s'opposer au voyage, il vit là, bien au contraire, l'occasion de se raccommoder avec sa belle- famille, et fit porter à son fils une lettre de bons vœux, rédigée par Gérios, et quelques menus cadeaux.
Si la grand-mère se mourait, c'était sans aucune hâte. La Chronique ne mentionnera son décès que cent trente pages — et dix-sept années — plus loin, à l'âge de soixante-quatorze ans. Peu importe ; sans doute avait-elle réellement envie de revoir son petit- fils. Mais c'était surtout le patriarche qui avait insisté pour faire venir Raad. Il avait des choses graves à lui confier.
Leur conversation débuta comme une devinette pour enfants en classe de catéchisme :
Si tu étais un chevalier du Messie et que tu te retrouves soudain prisonnier dans la demeure de Satan, que ferais-tu ?
Je chercherais à m'échapper, mais pas avant d'avoir tout détruit, sans laisser pierre sur pierre
Voilà une belle réponse, digne d'un vrai chevalier.
Et je massacrerais Satan avec toute sa progéniture !
N'en faisons pas trop, cheikh Raad, aucun mortel ne peut tuer Satan. On peut néanmoins jeter la confusion dans sa maison comme il jette la confusion dans la nôtre. Mais ta ferveur me plaît, j'ai eu raison de placer ma confiance en toi, et je suis sûr que ta foi et ton sang noble inspireront tes actes comme ils viennent d'inspirer tes paroles.
Prenant les mains du garçon dans les siennes, et fermant les yeux, le prélat murmura une longue prière. Raad n'en comprenait pas un mot, mais il avait l'impression de sentir l'encens monter dans ses narines. La pièce était sans fenêtre, noyée dans la nuit, et la barbe blanche du patriarche était la seule source de lumière.
Tu es dans la maison de Satan !
Le jeune cheikh ne comprenait pas. Il se mit à regarder autour de lui, passablement effrayé.
Je ne parle pas de la maison de ton grand-père.
Le château...
Je ne parle pas non plus de la maison de ton père. Dieu lui pardonne. Je parle de l'école anglaise, foyer d'hérésie et de dépravation. Tous les matins, tu vas dans la maison de Satan, et tu ne le sais pas.
Son visage était grave comme une pierre mortuaire. Mais, peu à peu, un sourire s'y dessina.
Mais eux non plus ne savent pas qui tu es. Ils croient avoir seulement affaire au cheikh Raad, fils du cheikh Francis ; ils ne savent pas qu'en toi se cache le chevalier du châtiment.
Quand Raad revint au village quelques jours plus tard, et qu'il emprunta comme à l'ordinaire le raccourci qui traverse la forêt de pins, Tanios remarqua qu'il avait au menton une barbiche naissante, et dans les yeux un regard qui n'était pas le sien.
A l'école du révérend Stolton, les cours se donnaient dans la partie la plus ancienne du bâtiment, le kabou, formé de deux salles voûtées, à peu près identiques, allongées, plutôt obscures pour des lieux d'étude. Plus tard, d'autres salles leur seraient adjointes, mais à l'époque de Tanios, il n'y avait guère plus d'une trentaine d'élèves, et l'école se réduisait à ces deux pièces et à une troisième, adjacente, où le pasteur avait ses livres et son bureau. A l'étage se trouvaient ses appartements privés. La maison n'était pas vaste, mais avec les tuiles de son toit montées en pyramide parfaite, ses balcons symétriques, ses fenêtres en arcades fines et le lierre tapissant les murs, elle parvenait à donner une impression de douceur mêlée de solidité. De plus, elle disposait d'un vaste terrain clos où les élèves pouvaient se récréer, et où, des années plus tard, seraient construits, pour des raisons fort louables — la venue d'un bon millier d'élèves —, des bâtiments bien moins coquets, hélas. Mais c'est là une tout autre question...
Dans une partie de ce terrain, l'épouse du pasteur s'adonnait à la seule vraie passion de sa vie : le jardinage. Elle avait un petit potager, ainsi que des parterres de fleurs — des jonquilles, des oeillets, un massif de lavandes et tout un carré de roses. Les élèves ne venaient jamais de ce côté-là ; l'épouse du pasteur avait même construit de ses mains un muret, rien que des pierres superposées, mais qui établissaient une clôture symbolique.
Raad s'empressa pourtant de l'enjamber le jour même de son retour à l'école. Il alla droit vers les rosiers qui, en ce mois d'avril, commençaient à fleurir ; puis, tirant de sa ceinture un couteau, il se mit à cueillir les plus belles fleurs, en les coupant tout près des pétales, comme s'il les décapitait.
L'épouse du pasteur n'était pas loin, dans le potager. Elle voyait tout, mais l'élève agissait avec tant d'assurance, tant d'effronterie, qu'elle demeura muette un long moment avant de hurler une phrase inintelligible. Le jeune cheikh ne fut guère impressionné. Il continua sa besogne, jusqu'à ce que la dernière tête de rose fût tombée dans son mouchoir ouvert. Alors, rangeant son couteau, il enjamba tranquillement la clôture dans l'autre sens pour aller montrer son butin aux élèves.
Le pasteur accourut, trouva sa femme en larmes, et convoqua le coupable dans son bureau. Il le dévisagea un long moment, cherchant à déceler une quelconque expression de remords. Avant de lui dire, de sa voix de prédicateur :
Te rends-tu compte de ce qui vient de se produire en toi ? En arrivant ici ce matin, tu étais un cheikh respecté, et maintenant tu es devenu un voleur !
Je n'ai commis aucun vol.
Mon épouse t'a vu prendre ses roses, comment peux-tu nier ?
Elle m'a vu, et j'ai bien vu qu'elle me voyait. Ce n'est donc pas du vol, c'est du pillage !
Où est la différence ?
Les vols sont commis par des misérables, alors que le pillage, c'est comme la guerre, il est pratiqué de tout temps par les nobles, les chevaliers.
Je crois entendre quelqu'un d'autre parler par ta bouche, qui t'a appris à répondre ainsi ?
Pourquoi aurais-je besoin qu'on m'apprenne une chose pareille ? Je la sais depuis que je suis né !
Le pasteur soupira. Réfléchit. Il pensa au cheikh. A Mr Wood. A Lord Ponsonby. Peut-être même à Sa Gracieuse Majesté. Il soupira encore. Puis il reprit, avec une emphase désormais empreinte de résignation :
Sache en tout cas que le pillage, si tant est qu'il puisse se pratiquer, ne devrait l'être qu'aux dépens des ennemis, de ceux dont on a conquis les terres ou forcé la porte par un acte de guerre. Et certainement pas dans les maisons où l'on est accueilli en ami. Raad eut l'air de méditer intensément, et le pasteur considéra cette attitude, faute de mieux, comme un geste de repentir. Il demanda au jeune cheikh de ne plus se considérer en état de guerre avec son établissement, et passa l'éponge.
Trahir ainsi sa mission d'éducateur pour ne pas trahir les intérêts de la Couronne ? A lire entre les lignes de ses éphémérides, le pasteur Stolton en avait un peu honte.
Les jours suivants, Raad parut assagi. Mais le démon — pardon, l'ange — tentateur ne devait pas le lâcher.
L'instrument de la Providence fut cette fois un passe-temps en bois précieux que le fils d'un négociant de Dayroun avait apporté à l'école ; il avait cette particularité qu'en l'égrenant, ou, mieux encore, en le ramassant en boule pour frotter les graines les unes contre les autres entre ses paumes, on en dégageait un parfum de musc. Raad voulait ce passe-temps coûte que coûte, mais lorsque son camarade parla de le lui vendre, il se montra offusqué. C'eût été tellement plus simple de se l'approprier par noble pillage ! Ou alors, lui suggéra un élève facétieux, il pourrait le gagner. Par le biais d'un jeu répandu parmi les élèves, qu'on appelait aassi, qui signifie en traduction libre « défi ». Il consistait à imposer à quelqu'un une gageure, et s'il la tenait, il emportait l'enjeu.
Le cheikh Raad dit aassi ! et ses condisciples, joyeux de cette distraction, répétèrent aassi ! aassi ! Jusqu'à ce que le propriétaire du précieux objet se fût décidé à prononcer à son tour le mot magique, suivi de la gageure :
— Aassi que tu vas là où se trouve Mrs Stolton, que tu lui soulèves la robe avec tes deux mains à la hauteur de ta tête, comme si tu cherchais quelque chose, et que tu cries : où est ce passe-temps, je ne le trouve pas !
Le fils du marchand était tout heureux de sa trouvaille. Il était sûr d'avoir inventé la gageure ultime, qu'aucun élève ne pourrait tenir. Mais Raad fit aussitôt quelques pas dans la direction indiquée. Les autres—ils étaient sept—le suivirent à distance, persuadés qu'il n'allait pas tarder à revenir sur ses pas. L'épouse du pasteur était penchée au-dessus de ses parterres de fleurs, vêtue d'une robe fort longue dont les bords étaient noirs de boue. Robe dont le valeureux cheikh agrippa les pans à pleines mains, et qu'il souleva d'un geste si brusque que la dame bascula à l'avant, la tête dans ses fleurs.
Où est donc ce passe-temps, je ne le trouve pas ! proclama-t-il sur un ton de victoire.
Personne d'autre ne riait.
Cette fois, le pasteur, oubliant les intérêts supérieurs de sa patrie, vint hurler à la face du voyou, en anglais :
Dehors ! Sors à l'instant de cet établissement et n'y remets plus jamais les pieds ! Ta présence ici est une disgrâce pour chacun de nous. Et même si le roi William venait en personne à Sahlaïn pour me demander de te garder, je répondrais : jamais, jamais, jamais et jamais !
Comment aurait-il pu réagir autrement ? Quel respect aurait-il conservé, sinon, pour lui-même et pour sa mission ? Pourtant, dans les heures qui suivirent, le remords commença à grandir en lui, un remords déchirant, le sentiment d'avoir démoli de ses mains l'édifice qu'il avait entrepris de bâtir. Il éprouva le besoin d'aller s'en expliquer à Saïd beyk, son hôte et protecteur.
Le seigneur de Sahlaïn, qui avait déjà eu écho de l'incident, ne chercha nullement à rassurer son visiteur.
Dieu n'a donné à personne toutes les qualités, révérend. Vous avez l'intelligence, le savoir, l'intégrité, la vertu, le dévouement... Il ne vous manque que la patience.
La patience ? Le pasteur soupira longuement, et s'efforça de retrouver un semblant de sourire.
Sans doute avez-vous raison, Saïd beyk. Mais il faut une variété de patience très particulière pour supporter le cheikh Raad. Et cette variété-là, je le crains, ne pousse pas en Angleterre.
Notre Montagne est ainsi, révérend. Vous avez cru punir un élève insolent, vous avez seulement puni son père, qui est votre ami, et qui a dû affronter la moitié de l'univers à cause de l'amitié qu'il vous porte.
Cela, je le regrette sincèrement, et si je pouvais réparer le tort qui lui a été fait... Peut-être faudrait-il que j'aille le voir.
C'est trop tard. La seule manière de lui témoigner votre amitié, c'est de ne pas lui en vouloir pour ce qu'il va devoir dire pour se tirer d'embarras. rv
Extrait de la Chronique montagnarde :
« A la fin du mois d'avril, peu après la Grande
Fête, le cheikh Francis, maître de Kfaryabda, décida de retirer son
fils, le cheikh Raad, de l'école des Anglais hérétiques. On dit
qu'un incident avait eu lieu quelques jours auparavant, au cours
duquel le pasteur avait surpris son épouse avec le jeune cheikh
dans une position compromettante. La chair est faible au printemps
de
la nature et aussi à l'automne.
« Au troisième jour, qui tombait un vendredi, sayyedna le patriarche arriva au village avec une
importante suite. Il n'y était pas venu depuis quinze ans, et tout
le monde se réjouit de son retour. Il dit qu'il venait écouter la
confession du cheikh Raad comme il
avait été le confesseur de sa mère,
« Le cheikh Francis et le patriarche se donnèrent l'accolade devant le peuple réuni sur la Blata, et dans son sermon, sayyedna parla de pardon et de réconciliation, et il maudit l'hérésie et la perversion, causes de division et de déchirements dans les rangs des fidèles.
« On festoya au village jusqu'à l'aube. Et le lendemain, le patriarche et le cheikh partirent ensemble vers le palais de Beiteddine pour renouveler leur allégeance à l'émir, gouverneur de la Montagne, et lui annoncer leur réconciliation. Il les reçut avec les honneurs. »
« Dieu que je me sens étranger au milieu de cette fête ! » Les sentiments de Tanios avaient basculé, une nouvelle fois, résolument du côté de la rage et du mépris. De temps à autre, pour se distraire de ses noires pensées, il imaginait l'épouse du pasteur transie dans les bras de Raad, ou bien ce dernier au confessionnal, à recevoir les chaleureux compliments du prélat pour les péchés qu'il revendiquait. Le fils de Lamia se surprenait à ricaner à voix haute, mais pour revenir aussitôt à son indignation muette.
Et il marchait, marchait, comme chaque fois que la colère l'agitait.
Alors, Tanios, on réfléchit avec les pieds ?
Le garçon n'était pas d'humeur à se laisser interpeller de la sorte, mais cette voix était familière, et la silhouette encore plus. Non pas tant celle de Nader, que celle de son inséparable mule, chargée à hauteur d'homme.
Tanios vint entourer le muletier spontanément de ses bras, avant de se souvenir de la réputation qu'avait cet homme et de reculer d'un pas. Mais l'autre poursuivait son idée.
Moi aussi, je réfléchis avec les pieds. Forcément, je ne fais que sillonner les routes. Les idées que tu forges avec les pieds et qui remontent vers la tête te réconfortent et te stimulent, celles qui descendent de la tête aux pieds t'alourdissent et te découragent. Ne souris pas, tu devrais m'écouter gravement... Et puis non après tout, tu peux sourire, comme les autres. Personne ne veut de ma sagesse. C'est pour ça d'ailleurs que je suis obligé de vendre ma camelote. Autrefois, chez les Arabes, on donnait un chameau en récompense pour chaque parole de sagesse.
Ah ça, si tu pouvais vendre tes paroles, Nader...
Je sais, je parle beaucoup, mais il faut que tu me comprennes, quand je vais d'un village à l'autre, des quantités de choses me passent par la tête sans que je puisse en parler à quiconque. Alors quand j'arrive au village, je me rattrape.
Tu te rattrapes à tel point que tu te fais chasser...
C'est arrivé quelquefois, mais ça n'arrivera plus. Ne compte pas sur moi pour aller raconter sur la Blata que le cheikh Raad s'est fait expulser de l'école parce qu'il a massacré les roses et soulevé comme un sale voyou la robe de cette dame. Et je ne raconterai pas non plus que son père lui a donné une gifle à l'endroit et une autre à l'envers avant de le parader comme un héros dans le village au milieu des vivats.
Tanios se retourna et cracha trois fois du bout de la langue. Geste que Nader réprouva.
Tu aurais tort d'en vouloir à ces gens ! Ils savent comme toi et moi ce qui est arrivé, et ils jugent Raad comme toi et moi le jugeons. Mais cette querelle avec le patriarche et avec l'émir devenait coûteuse et périlleuse, cette alliance avec les Anglais était lourde à porter, il fallait s'en sortir, et il fallait le faire la tête haute...
La tête haute ?
Un séducteur téméraire peut être blâmé, il n'est jamais méprisé. C'est ainsi. Son père peut parler de ses exploits en riant.
Moi, je n'ai pas envie de rire. Quand je pense à Mrs Stolton, aux bruits qui vont lui parvenir, j'ai honte.
Ne t'en fais pas pour la femme du pasteur, elle est anglaise.
Et alors ?
Elle est anglaise te dis-je ; la pire chose qui puisse lui arriver, c'est qu'elle soitobligée de quitter ce pays. Alors que pour toi et moi, quitter ce pays, c'est ce qui peut nous arriver de mieux.
— Va t'en, Nader, je suis déjà assez triste comme cela, sans ta sagesse de hibou !
L'indignation, la honte, la tristesse, ces sentiments que les réjouissances du village nourrissaient en lui, Tanios en tirait malgré tout un certain réconfort, celui de savoir qu'il avait raison contre tous, et qu'il gardait les yeux grands ouverts quand les autres, tous les autres, se laissaient aveugler par la lâcheté et la complaisance. Lundi matin, se promit-il, dès qu'il serait à nouveau à l'école, il irait voir Mrs Stolton, il lui apposerait un baiser sur la main comme faisaient les gentilshommes dont il avait lu les histoires dans les livres anglais, lui témoignerait « son plus profond respect et sa filiale affection » ou quelque formule bien tournée de ce genre, et il lui dirait aussi que tout le village savait la vérité sur ce qui était arrivé...
Pas un instant Tanios ne s'était rendu compte qu'il était lui aussi aveuglé, non par la complaisance mais par l'espoir. L'espoir de quitter le château le lendemain à la première heure pour retrouver la sérénité fraîche de sa salle de classe. Pas un instant il n'avait soupçonné cette chose pourtant simple, évidente : il n'était plus question à présent pour un fils du village d'aller à l'école du pasteur anglais. Le cheikh et le patriarche l'avaient clairement signifié à Gérios avant de partir bras dessus, bras dessous au palais de l'émir.
Depuis, l'intendant retardait de jour en jour, d'heure en heure, le moment redoutable où il lui faudrait annoncer la nouvelle à Tanios. Peut-être le garçon allait-il comprendre la chose de lui-même, et s'y résigner... Non, c'était impossible, c'était impensable pour lui. Cette école était tout son espoir pour l'avenir, toute sa joie, il ne vivait que pour elle. C'est l'école du pasteur qui l'avait réconcilié avec sa famille, avec le château, avec le village, avec lui-même, avec sa naissance.
Le dimanche soir, la famille était rassemblée autour d'un plat de kichk, à tremper des bouchées de pain dans la soupe épaisse. Gérios racontait ce qu'il avait appris sur le conflit entre le pacha d'Egypte et la Sublime-Porte ; on parlait d'un combat qui se préparait sur les bords de l'Euphrate.
Lamia posait parfois quelques questions et donnait des directives à la jeune fille qui les servait. Tanios se contentait de hocher la tête, pensant à autre chose, au lendemain, à ce qu'il allait dire au pasteur et à sa femme en les voyant pour la première fois après l'incident.
Th devrais peut-être dire à Tanios..., suggéra la mère quand intervint une plage de silence.
Gérios hocha la tête.
Je veux bien lui répéter ce qu'on m'a dit, mais je ne vais rien lui apprendre, un garçon aussi intelligent que lui n'a pas besoin qu'on lui explique longuement, il a sûrement tout compris de lui-même.
De quoi parlez-vous ?
De l'école anglaise. Ai-je besoin de te dire qu'il n'est plus question d'y aller ?
Tanios se mit soudain à grelotter, comme si un torrent d'eau froide s'était engouffré dans la pièce. A grand-peine il arriva à prononcer le mot « laych ?» — « pourquoi ? »
Après ce qui s'est passé, notre village ne peut plus garder des liens avec cette école. Notre cheikh me l'a clairement dit avant de partir. En présence de notre patriarche.
Que le cheikh décide pour son idiot de fils mais pas pour moi.
Je ne te permets pas de parler de la sorte alors que nous sommes sous son toit.
Raad n'a jamais rien voulu apprendre, il allait à l'école malgré lui, parce que son père l'y obligeait, et il est bien content de ne plus y aller. Moi, j'y vais pour étudier, j'ai beaucoup appris et j'ai envie de continuer à apprendre.
Ce que tu as appris est suffisant. Crois-en mon expérience, si tu étudies trop, tu ne supporteras plus de vivre au milieu des tiens. Tu dois t'instruire juste ce qu'il faut pour occuper pleinement ta place. C'est cela, la sagesse. Tu vas m'aider dans mon travail, je t'apprendrai tout.
» Tu es un homme, maintenant. Il est temps que tu commences à gagner ton pain.
Tanios s'est levé comme un mort.
Je ne mangerai plus de pain.
Il monta alors vers l'alcôve surélevée où il avait l'habitude de dormir, s'étendit, et ne bougea plus.
Au début, on crut à une bouderie d'enfant. Mais quand le soleil du lendemain se leva puis se coucha sans que Tanios eût desserré ses dents, ni pour parler, ni pour manger, ni même pourboire une gorgée d'eau, Lamia s'affola, Gérios alla s'enfermer dans son bureau sous prétexte de mettre à jour son registre, mais surtout pour cacher son angoisse. Et la nouvelle se répandit dans le village.
Le mercredi soir, au quatrième jour de son jeûne, Tanios avait la langue râpeuse, les yeux fixes et secs, et les gens du village défilaient à son chevet, les uns cherchant à lui parler—en vain, il ne voulait pas entendre —, les autres venus assister à ce spectacle étrange d'un jeune homme qui se laissait glisser doucement sur la pente de la mort.
On essaya tout. La terreur de l'Enfer qui attend le suicidé, l'interdiction de sépulture... il ne croyait plus en rien, il semblait attendre la mort comme s'il s'agissait d'un merveilleux embarquement.
Même lorsque Gérios, en larmes, vint lui promettre qu'il le laisserait réintégrer l'école du pasteur si seulement il acceptait ce verre de lait, il lui répondit, sans même le regarder :
TU n'es pas mon père ! Je ne sais pas qui est mon père ! Quelques personnes l'entendirent, et l'une d'elles se dépêcha de dire : « Le malheureux, il délire ! » Car on craignait de voir à présent Gérios se tuer —de chagrin et de honte — en même temps que Tanios.
C'était jeudi, déjà le cinquième jour de jeûne, et quelques visiteurs proposaient à présent de lui ouvrir la bouche de force pour le nourrir, mais d'autres déconseillèrent ce procédé de peur qu'il ne mourût étouffé.
Tout le monde perdait pied. Tout le monde, même le curé. Mais pas la khouriyyé. Lorsque Lamia, sa jeune sœur, vint pleurer et se blottir dans ses bras comme lorsqu'elle était enfant, elle se leva et dit :
— Il y a une seule chose à faire, et c'est moi qui vais la faire. Lamia, donne-moi ton fils !
Sans attendre de réponse, elle lança aux hommes :
— Il me faut un chariot.
On y transporta Tanios, à peine conscient, pour le coucher à l'arrière. La khouriyyé prit elle-même les rênes de l'attelage et partit sur la voie carrossable qui contournait la colline du château.
Personne n'osa la suivre, sinon du regard jusqu'à ce que la poussière du chemin fût retombée.
L'après-midi était sec et les pistachiers étaient couverts de velours rosâtre.
L'épouse du curé ne s'arrêta qu'à la grille de l'école anglaise. Elle porta elle-même le fils de sa sœur, et s'avança vers le bâtiment. Le pasteur puis Mrs Stolton sortirent à sa rencontre.
— Il va mourir entre nos mains. Je vous le laisse. S'il se voit ici, avec vous, il recommencera à se nourrir.
Elle le déposa sur leurs bras tendus et repartit sans avoir franchi le seuil de leur maison.
CINQUIÈME PASSAGE
Vieille-tête
Dans les jours qui suivirent cette arrivée soudaine, nous observâmes, Mrs Stolton et moi, un phénomène des plus étranges. Les cheveux de Tanios, jusque-là de couleur noire avec des reflets auburn, se mirent à blanchir à une vitesse qui nous inquiéta. Nous étions souvent à son chevet pour le soigner, et d'une heure à l'autre, parfois, nous avions l'impression que le nombre de cheveux blancs sur sa tète s'était multiplié. En moins d'un mois, ce garçon de quinze ans avait la chevelure aussi blanchie que celle d'un vieillard.
Je ne sais si ce prodige peut s'expliquer par l'épreuve de la faim qu 'il venait de s'infliger, ou par quelque autre raison naturelle. Mais les gens du pays voyaient en cela un signe, pour Tanios lui-même, et peut-être pour la contrée entière. De bon ou de mauvais augure ? Il n'y avait pas d'accord sur ce point. Leur superstition souffrait, semble- t-il, des interprétations fort contradictoires, auxquelles je préférai ne prêter qu'une oreille distraite. J'ai cru comprendre toutefois qu 'il existe dans ce coin de la Montagne une légende concernant des personnages à la chevelure prématurément blanchie, qui, depuis l'aube des temps, apparaîtraient épisodiquement en certaines périodes troubles, pour disparaître aussitôt. On les appelle des» vieilles-têtes », ou encore des* sages-fous ». Selon certains, il s'agirait même d'un personnage unique qui se réincarnerait indéfiniment. Il est vrai qu'en pays druze la métempsycose est une croyance solidement établie.
Ephémérides du révérend Jeremy Stolton, année 1836.
I
Si le Paradis est promis aux fidèles qui meurent, Tanios avait obtenu, par son ébauche de mort, une ébauche de Paradis, sans que le Très-Haut lui tînt apparemment rigueur pour sa volonté de suicide. Le château du cheikh était vaste, certes, mais son univers était bordé de hauts murs et de baisemains. Les écritoires se cachaient de honte et les passe-temps s'exhibaient. Dans la maison du pasteur, le respect allait avec le savoir. Tanios se tenait encore sur la plus basse marche de l'échelle, mais il se sentait capable de les gravir toutes. A portée de sa main, la bibliothèque ; ses ouvrages vivaient dans leurs peaux précieuses, il aimait à les ouvrir, à les entendre crisser, même ceux qu'il ne pourrait comprendre avant quelques années. Un jour, il les aurait tous lus, c'était pour lui une certitude.
Mais sa nouvelle vie ne se réduisait pas à cette bibliothèque, au bureau du révérend, ni aux voûtes des salles de classe. Il avait désormais, à l'étage, sa chambre. Jusque-là, elle était réservée aux visiteurs de passage, généralement des Anglais ou des Américains de l'Union, mais les Stolton avaient tout de suite précisé à leur pensionnaire inattendu qu'elle serait à présent la sienne. Elle avait un lit. Un lit à baldaquin. Jamais Tanios n'avait couché dans un lit.
Les premiers jours, il était trop affaibli, trop peu conscient pour apprécier ce moelleux. Très vite, cependant, il s'y était accoutumé, au point de se demander comment il pourrait à nouveau dormir à même le sol, dans la peur constante des serpents, des scorpions sous la couverture, du blond lézard bou-braïss à la morsure brûlante, et surtout du pire fléau d^ tous, la terreur de son enfance, la « mère quarante- quatre », autrement dit le mille-pattes, dont on disait qu'il se faufilait dans l'oreille du dormeur pour aller s'agripper au cerveau !
Dans sa paisible chambre chez les Stolton se trouvaient une étagère avec des livres nains, une armoire clouée au mur, un poêle à feu de bois, et une fenêtre vitrée donnant sur les parterres fleuris de la révérende.
Il avait interrompu son jeûne à l'instant même où il avait ouvert les yeux dans un lit et vu l'épouse du pasteur lui tendre une tasse. Le lendemain, sa mère vint l'espionner du couloir, sans entrer dans la chambre, et elle partit rassurée. Trois jours plus tard, quand Lamia et la khouriyyé frappèrent à nouveau à la porte du pasteur, ce fut Tanios qui leur ouvrit. La première lui sauta au cou, le couvrant de baisers, tandis que l'autre l'attira au-dehors, parce qu'elle ne voulait toujours pas franchir le seuil des hérétiques.
— Ainsi, tu as su obtenir ce que tu voulais !
Les mains du garçon esquissèrent un geste de fausse impuissance, comme pour dire : « C'est ainsi que je suis ! »
— Moi, lui dit la khouriyyé, quand on me contrarie, je crie plus fort que tous, et tout le monde se tait, même bouna Boutros...
— Moi, quand on me contrarie, je baisse la voix.
Il avait un sourire matois, et sa tante secoua plusieurs fois la tête, feignant le désespoir.
— Malheureuse Lamia, tu n'as pas su élever ton enfant ! S'il était chez moi, avec quatre frères plus grands que lui et quatre autres plus petits, il aurait appris à hurler, à jouer des coudes, il aurait appris à tendre la main vers la marmite sans qu'on ait besoin de le supplier ! Mais enfin, il est en vie, et il sait se battre à sa manière, c'est le plus important.
Le garçon souriait de toutes ses joues, et Lamia crut le moment propice pour dire :
— Demain, nous reviendrons avec ton père.
— Avec qui ?
En jetant ces mots froids, il se retourna, et s'engouffra dans un couloir obscur de la maison du pasteur. Et les deux femmes repartirent de leur côté.
Il avait très vite repris les classes, et tous les élèves qui avaient une demande à formuler venaient désormais en parler avec lui, comme s'il était « le fils de la maison ». Bientôt, le pasteur le chargea — « en raison de ses capacités, et en contrepartie de ses études et de son hébergement », précisent ses éphémérides — d'exercer la fonction de répétiteur chaque fois qu'un élève accusait quelque retard du fait d'une absence ou d'une difficulté de compréhension. Il était amené ainsi à jouer les maîtres d'école avec des camarades plus âgés que lui.
C'est sans doute afin de paraître plus mûr dans l'exercice de sa nouvelle fonction qu'il songea à se laisser pousser un collier de barbe ; peut-être aussi pour marquer l'indépendance enfin acquise à l'égard du cheikh, et de tout le village. Une barbe encore clairsemée, guère plus drue qu'un duvet, mais qu'il coupait, brossait, ajustait, surveillait, avec un souci de perfection. Comme si elle était le nid de son âme.
« Il avait cependant dans les traits, dans le regard, et aussi dans les mains, une douceur un peu féminine, me dit Gébrayel. II ressemblait à Lamia comme s'il était né d'elle seule. »
Sa mère prit l'habitude de venir le voir tous les quatre ou cinq jours, souvent avec sa sœur. Ni l'une ni l'autre n'osait plus lui suggérer de les accompagner au village. C'est seulement au bout de plusieurs mois qu'elles tentèrent une démarche en ce sens, non auprès de Tanios, mais par l'intermédiaire du pasteur. Qui accepta de le raisonner ; s'il était heureux d'accueillir chez lui le plus brillant de ses élèves, et flatté de ressentir de sa part tant d'affection proprement filiale, le révérend Stolton n'ignorait pas que sa Mission serait mieux acceptée dans la contrée où elle s'était établie lorsque Tanios se serait réconcilié avec sa famille, avec le cheikh, avec son village.
— Que les choses soient claires. Je souhaite que tu ailles en visite à Kfaryabda, que tu revoies ton père et tous les tiens. Puis que tu reviennes vivre dans cette maison, où tu demeureras pensionnaire sans plus être réfugié. L'incident de Raad serait ainsi à moitié dépassé, et la situation deviendrait plus confortable pour tous.
Arrivé à dos d'âne sur la Blata, Tanios eut l'impression que les gens du village ne s'adressaient à lui qu'avec précaution, avec une certaine terreur, même, comme à un ressuscité. Et tous faisaient mine de n'avoir pas remarqué sa tête blanchie.
Il alla se pencher au-dessus de la fontaine, il but l'eau si froide dans le creux de ses mains jointes, et aucun badaud ne s'approcha de lui. Puis il monta seul jusqu'au château, traînant sa monture.
Lamia l'attendait à la porte, pour le conduire auprès de Gérios, en le suppliant de se montrer le plus aimable avec lui, et de lui baiser respectueusement la main. Un moment pénible, car l'homme s'était manifestement mis à boire, abondamment. Il suait l'arak, et Tanios se demanda si, dans ces conditions, le cheikh allait le garder longtemps encore à son service. L'alcool ne le rendait pas volubile, il ne dit presque rien au fils prodigue. Il paraissait plus que jamais engoncé en lui-même, un lui-même noueux et tourmenté. Le garçon éprouva tout au long de leur rencontre silencieuse une culpabilité étouffante qui lui fit regretter d'être revenu, et d'être parti... et peut-être même d'avoir accepté de se nourrir à nouveau.
Ce fut une ombre, mais la seule ombre. Raad était hors du village ; à la chasse ou chez ses grands- parents, Tanios ne chercha pas à savoir, trop heureux de ne pas avoir à le croiser. On lui apprit seulement qu'entre le seigneur et son héritier, les relations étaient tumultueuses, et que ce dernier pensait même réclamer sa part du domaine, comme l'usage l'y autorisait.
Lamia insista ensuite pour conduire son fils devant le cheikh. Qui le prit dans ses bras comme lorsqu'il était enfant, le serra contre lui, avant de le dévisager. Il semblait ému de le revoir, mais ne put s'empêcher de lui dire :
— Tu devrais raser cette barbe, yabné, c'est de la mauvaise herbe !
S'attendant à de pareilles réflexions, Tanios s'était promis de ne pas manifester son agacement. Il laisserait dire, et n'en ferait qu'à sa tête. Il préférait entendre des commentaires sur sa mise plutôt que sur l'école du pasteur. Question que le cheikh n'avait apparemment pas l'intention d'évoquer ; sans doute se disait-il qu'il valait mieux après tout garder ce lien ténu avec les Anglais. Personne, d'ailleurs, ne semblait enclin à remettre sur le tapis un sujet aussi épineux. Même pas bouna Boutros, qui se contenta de prendre son neveu à part pour lui faire jurer que jamais il ne se laisserait pervertir par l'hérésie.
Le lendemain de son retour tombait un dimanche, et le garçon assista à la messe ; chacun put alors vérifier qu'il faisait toujours le signe de croix de la même manière devant l'image de la Vierge à l'Enfant. Sur ce plan, se rassura-t-on, il ne s'était pas laissé « anglizer ».
En sortant de l'église, Tanios vit arriver du côté de la grand-place le marchand ambulant, tirant sa mule débordante de bricoles.
Nader l'impie s'arrange toujours pour nous retrouver à la fin de la messe, lança l'épouse du curé. Il doit avoir la conscience si lourde qu'il n'ose plus entrer dans la maison de Dieu.
Détrompe-toi, khouriyyé, moi je m'efforce toujours d'arriver à l'heure, mais c'est ma mule qui ne veut pas. Quand elle entend la cloche de loin, elle n'avance plus. C'est elle qui doit avoir des péchés sur la conscience.
Ou alors elle a été témoin de trop de choses qui l'ont horrifiée... La pauvre bête, si elle pouvait raconter, tu serais déjà en prison. Ou au Purgatoire.
Le Purgatoire, j'y suis déjà. Tu croyais que c'était le Paradis, par ici ?
Cet échange était une tradition, les fidèles y étaient aussi habitués qu'au carillon de l'église, auquel les bras puissants des paysans s'exerçaient le dimanche. Et lorsque le muletier était parfois en tournée loin de Kfaryabda, chacun sentait qu'il manquait quelque chose à la messe qu'il boudait.
Lui-même usait de ce dialogue moucheté comme d'un carillon, justement, pour attirer les chalands, et si quelquefois la khouriyyé oubliait de le taquiner, c'est lui-même qui l'interpellait, la provoquait, jusqu'à la contraindre à répondre ; alors seulement les fidèles, âmes apaisées et sourire aux lèvres, venaient desserrer leur bourse.
Quelques endimanchés, cependant, s'éloignaient avec leur famille, offusqués de voir l'épouse du curé rire si complaisamment avec ce personnage pervers. Mais la sœur de Lamia avait sa philosophie tranquille. « Il/faut toujours dans un village un fou et un mécréant ! »
Pendant que les acheteurs se pressaient autour de lui, ce jour-là, Nader fit signe à Tanios de l'attendre ; et il tapota sur le ventre de la mule pour lui signifier qu'un cadeau lui était destiné.
Le jeune homme était intrigué. Il dut néanmoins patienter jusqu'à ce que le muletier eût vendu le dernier foulard en pas-de-lion et la dernière pincée de tombac avant de s'approcher. Nader sortit alors un superbe coffret en bois poli, contenant de toute évidence un objet précieux.
Mais ce n'est pas ici que tu dois l'ouvrir. Suis- moi !
Ils traversèrent la place du village, se dirigèrent vers la falaise qui surplombait la vallée. Vers un rocher à l'allure de siège majestueux. Je suppose qu'il devait avoir un nom, à l'époque, mais plus personne ne se le rappelle depuis qu'on l'associe au souvenir de Tanios.
Le garçon l'escalada, suivi de Nader qui portait le coffret sous son bras. Il ne l'ouvrit que lorsqu'ils furent tous deux assis et adossés. C'était une longue-vue. Etirée, elle avait la taille d'un bras tendu, et au bout la grosseur d'un poing d'enfant.
De ce « trône » incliné tout au bord de la falaise, quand on se tourne vers l'ouest, là où la montagne rejoint le vert sombre de la vallée, on aperçoit la mer.
Regarde, c'est un signe. On dirait qu'il passe seulement pour tes yeux !
Pointant sa longue-vue, Tanios put distinguer sur l'eau un trois-mâts aux voiles déployées.
C'est très certainement à cette scène que font allusion ces lignes de la Sagesse du muletier :
« J'ai dit à Tanios, quand nous étions ensemble sur le rocher : Si à nouveau les portes se fermaient devant toi, dis-toi bien que ce n'est pas ta vie qui s'achève, mais seulement la première de tes vies, et qu'une autre est impatiente de commencer. Embarque-toi alors sur un navire, une ville t'attend.
« Mais Tanios ne parlait plus de mourir, il avait le sourire au cœur, et sur les lèvres un prénom de femme. »
Il avait murmuré : « Asma ». L'instant d'après, il s'en était voulu. Se confier ainsi à Nader, l'être le plus bavard de la Montagne et du Littoral ?
Tanios et Asma.
Il était écrit que leurs amours quasiment enfantines ne resteraient pas longtemps cachées ; mais que la langue du muletier n'y serait pour rien.
Si Tanios tenait à garder son secret, ce n'était pas seulement par pudeur ordinaire. Lui qui venait de se réconcilier avec le cheikh, avec Gérios, avec le village, comment aurait-il pu leur avouer qu'il aimait la fille de leur « voleur », de celui, en tout cas, qu'ils avaient banni ?
Depuis ce jour, deux ans plus tôt, où le fils de Lamia avait croisé Roukoz avec son escorte sur la route et choisi de le saluer, il y avait eu dans leurs rapports des moments d'affection réciproque et d'autres d'éloigne- ment. Quand Tanios avait voulu prendre ses distances à l'égard du village et renvoyer en quelque sorte ses deux « pères » dos à dos, il s'était senti proche de l'ancien intendant ; en revanche, lors du conflit avec le patriarche au sujet de l'école anglaise, c'est du village et de son cheikh que le garçon s'était retrouvé solidaire, et les propos que tenait le banni l'avaient exaspéré. Il avait décidé de ne plus le fréquenter, et pendant les premiers mois de son séjour chez le pasteur, il n'avait pas songé une seule fois à lui rendre visite.
Mais un après-midi, sorti marcher après les cours sur le chemin qui allait de Sahlaïn à Dayroun, il l'avait vu au loin, entouré de ses gardes comme à l'ordinaire. Le jeune homme avait d'abord été tenté de s'engouffrer dans quelque sentier sous les arbres. Puis il s'était ravisé — « Pourquoi devrais-je fuir comme le chacal qui a peur de son ombre ?» — et il avait donc poursuivi sa route, résolu à se montrer poli, mais pressé.
L'autre, cependant, l'avait aperçu, avait sauté de son cheval, avait couru vers lui les bras ouverts.
— Tanios, yabné, j'avais désespéré de te revoir. Heureusement que le hasard se moque de nos réticences...
De force presque, il l'avait ramené chez lui, lui avait fait visiter sa maison, qu'il ne cessait d'agrandir, et aussi son nouveau pressoir à huile, ses deux magnaneries, ses champs de mûriers blancs, en lui expliquant dans le détail à quel moment il fallait cueillir les feuilles pour obtenir des vers la meilleure qualité de soie... Le garçon avait dû s'arracher à ses mains et à sa faconde pour rentrer à une heure décente. Non sans avoir promis de revenir le dimanche suivant pour déjeuner, et se laisser promener encore...
Chacun savait que Roukoz n'avait pas de plus grande joie que celle de conduire ses invités à travers sa propriété. Avec Tanios, néanmoins, il ne s'agissait plus seulement d'étaler sa richesse. La toute première fois, peut-être, mais les fois suivantes, avec tant d'explications patientes, surtout aux abords des magnaneries, dans l'odeur pestilentielle des vers en putréfaction, ce n'était plus la vantardise, l'ostentation, le garçon s'était senti entouré d'une sollicitude renouvelée, à laquelle il n'était pas insensible.
Asma était souvent avec eux dans leurs promenades. Tanios lui tendait la main parfois pour l'aider à enjamber un buisson épineux ou une flaque d'eau ; quand les terrasses cultivées n'étaient pas hautes, elle sautait comme les hommes de l'une à l'autre et venait s'appuyer sur la poitrine de son père ou sur l'épaule de Tanios. Rien qu'un instant, juste le temps de se retrouver sur ses deux jambes.
A tout cela, le garçon se prêtait sans déplaisir ; mais en repartant chez lui — chez les Stolton — il n'y pensait plus. Rarement il adressait la parole à cette fille, et il évitait de laisser traîner sur elle son regard, il aurait eu l'impression de trahir la confiance de son hôte. Est-ce parce que, comme croit l'avoir observé le pasteur, « il s'agit d'une société où la politesse suprême à l'égard des femmes consiste à les ignorer »? Il me semble qu'il y avait surtout, de la part de Tanios, le jeune âge et ses timidités.
C'est seulement le dimanche qui avait précédé son retour au village et sa rencontre avec Nader à bord du rocher que Tanios avait eu une autre vision d'Asma. Il était allé chez Roukoz et ne l'avait pas trouvé. Mais, en habitué des lieux, il était entré quand même, et s'était promené de pièce en pièce pour voir où en étaient les travaux. L'ancien intendant se faisait aménager une salle d'audience digne d'un palais, digne, surtout, de ses ambitions, puisqu'elle était plus vaste encore que la salle aux Piliers du cheikh, dont il se voulait le rival. Elle était encore inachevée. Les marqueteurs avaient tapissé les murs de boiserie damasquinée, mais le sol n'était pas encore carrelé ; et de la fontaine prévue au milieu de la pièce on ne voyait encore qu'un octogone tracé à la craie.
C'est là que se trouvait Tanios quand Asma était venue le rejoindre. Ils s'étaient mis à admirer ensemble la minutie des artisans de la nacre. Le sol était encombré de seaux, de longs chiffons, de carreaux de marbre empilés, et d'un panier d'ustensiles pointus que la fille avait failli heurter du pied. Tanios lui avait alors pris la main pour lui faire contourner l'obstacle. Et comme à chaque pas elle manquait de trébucher, il avait gardé sa main fermement dans la sienne.
Ils étaient ainsi depuis un moment à se promener, à s'émerveiller, nez au plafond, lorsque des bruits de pas leur étaient parvenus du corridor.
Asma retira vivement sa main.
— Quelqu'un pourrait nous voir !
Tanios se tourna vers elle.
Elle avait douze ans, et c'était une femme. Avec des lèvres redessinées et un parfum de jacinthe sauvage.
Ils recommencèrent à flâner dans le salon inachevé, mais ni l'un ni l'autre ne voyait plus ce qu'il prétendait admirer. Et lorsque les pas dans le couloir se furent éloignés, leurs mains se rapprochèrent. Ce n'étaient plus les mêmes mains qui se tenaient. Celle d'Asma parut à Tanios chaude et tremblante comme un corps d'oiseau. Comme cet oisillon tombé du nid, qu'un jour il avait recueilli au creux de sa paume et qui lui avait paru à la fois apeuré par cette main étrangère et rassuré de n'être plus abandonné.
Ils regardèrent ensemble vers la porte. Puis l'un vers l'autre. Baissèrent alors les yeux en riant d'émotion. Se regardèrent encore. Leurs paupières se refermèrent. Leurs souffles tâtonnaient dans le noir.
Vos lèvres se sont frôlées, puis se sont écartées,
Comme si vous aviez épuisé votre part de bonheur et que vous aviez peur d'empiéter déjà sur celles des autres,
Vous étiez innocents ? De quoi préserve-t-elle, l'innocence ?
Même le Créateur nous dit d'égorger les agneaux pour nos réjouissances,
Jamais les loups...
Si Tanios avait pu lire, en ces jours-là, les vers du muletier impie, il aurait maudit une fois encore sa « sagesse de hibou ». Et il aurait eu raison, car il allait connaître le bonheur dans la maison d'Asma. Bonheur passager ? Ils le sont tous ; qu'ils durent une semaine ou trente ans, on pleure les mêmes larmes quand arrive le dernier jour, et l'on se damnerait pour avoir droit au lendemain.
Il aimait cette fille ; elle l'aimait, et son père à l'évidence l'agréait. Il y avait des paroles qu'il comprenait désormais autrement. Ainsi, lorsque Roukoz l'appelait : « Mon fils ! », ce n'était pas « fils » qu'il fallait entendre mais « gendre », « futur gendre ». Comment ne l'avait-il pas vu plus tôt ? Si l'ancien intendant l'entretenait ainsi de ses affaires, c'est forcément parce qu'il voyait en lui le futur époux de sa fille unique. Dans un an, elle aurait treize ans, et lui seize, presque dix-sept, ils pourraient se fiancer, et dans deux ans se marier pour dormir l'un près de l'autre.
Ses visites chez Roukoz au cours des semaines suivantes ne firent que conforter ces impressions. Son hôte lui disait par exemple, au détour d'une phrase : « Quand ce sera à toi de diriger cette affaire... » ; ou même, plus directement : « Quand tu seras dans cette maison... », l'air de rien, comme si la chose était convenue.
Son avenir lui apparut soudain comme tracé déjà, et par la main la plus bienveillante puisqu'elle lui promettait l'amour, le vaste savoir, et la fortune en prime.
Quel obstacle y avait-il encore sur sa route ? Gérios et Lamia ? Il saurait obtenir leur consentement, ou alors il passerait outre. Le cheikh ? tu est certain qu'il ne s'attirerait pas ses faveurs en épousant la fille de son ennemi, mais pourquoi aurait-il besoin de ses faveurs ? La maison de Roukoz n'était pas sur ses terres, après tout, et si l'ancien intendant avait su le défier depuis tant d'années, qu'y avait-il à craindre ?
Tanios était confiant ; c'est en observant de plus près son « beau-père » qu'il allait retrouver l'inquiétude.
Impressionné par la fortune de Roukoz, par son domaine qui ne cessait de s'étendre, par l'opulence de sa demeure, par les lettres de protection qu'il exhibait, et peut-être plus que tout par sa violence verbale à l'encontre des féodaux, le garçon s'était laissé persuader que le père d'Asma n'était plus un banni en quête de réhabilitation mais un sérieux rival pour le cheikh, et même son égal.
C'est bien ce que Roukoz ambitionnait de devenir— et, en attendant, de paraître. Par la richesse, il l'était déjà ; mais le reste ne suivait pas. Au fil des ans, le maître de Kfaryabda, moins avide d'argent que de plaisirs, s'était lentement appauvri ; son coffre était régulièrement à sec, et si l'intervention ponctuelle de l'émissaire anglais avait permis de faire face à un paiement exceptionnel, c'est à grand-peine qu'on s'acquittait des impôts annuels qui, en ces années de guerre, ne cessaient de s'alourdir. Dans la grand-salle du château, certains piliers avaient à présent une apparence fort lépreuse à cause de l'eau qui suintait par la toiture. Cependant que Roukoz, chaque jour plus prospère grâce au ver à soie, avait fait venir les plus habiles artisans pour lui aménager un majlis de pacha ; la salle pouvait contenir cent vingt personnes assises sans se serrer.
Encore fallait-il que ces visiteurs fussent là... Plus le salon de Roukoz s'agrandissait, plus on remarquait qu'il était vide ; plus il embellissait, plus il paraissait superflu. Tanios avait fini par s'en rendre compte, et lorsqu'un jour, l'ancien intendant lui avait ouvert son cœur, c'était toujours un cœur de proscrit.
Le patriarche me protégeait du cheikh, et il s'est réconcilié avec lui. Ensemble, ils sont allés chez l'émir, comme pour me priver de mon deuxième protecteur. Depuis, je me couche chaque soir eif me disant que c'est peut-être ma dernière nuit.
Et tes gardes ?
J'ai doublé leurs gages la semaine dernière. Mais si, sur les douze apôtres, il s'est trouvé un Judas...
» Je ne peux plus compter que sur le pacha d'Egypte, Dieu prolonge sa vie et étende son empire ! Mais il a, n'est-ce pas, d'autres soucis que ma personne...
« Cest sur l'insistance du khwéja Roukoz, l'ancien intendant du château, que les troupes égyptiennes vinrent établir à Dayroun un poste de commandement fort de deux cents hommes, réquisitionnant pour les loger trois grandes maisons avec leurs jardins ; les officiers habitaient dans les murs et leurs soldats sous les tentes. Jusqu'alors, les troupes du pacha n'étaient pas venues dans notre voisinage, sinon pour des incursions passagères, alors qu'elles avaient déjà leurs quartiers dans la plupart des grandes bourgades de la Montagne.
« Leurs patrouilles allaient désormais se répandre matin et soir dans les rues de Dayroun, de Sahlaïn et de Kfaryabda... »
Le moine Elias rapporte ici une version encore entendue de nos jours, mais qui me semble peu crédible. Roukoz avait certes vécu quelques années en Egypte, il savait le dialecte du pays et s'était acheté quelques complaisances, dont la fameuse lettre de protection ; mais de là à déplacer les armées du pacha selon sa convenance... Non. Si les troupes égyptiennes s'étaient rapprochées de mon village, c'est qu'elles avaient prévu de se déployer peu à peu dans tous les recoins de la Montagne pour raffermir leur emprise.
Cela dit, il est clair que le père d'Asma avait vu là une bénédiction, l'aboutissement de ses prières, sa chance de salut. Et peut-être un peu mieux que cela encore...
III
Tanios se trouvait en visite chez le père d'Asma lorsqu'il vit arriver, un jour de décembre, le commandant de la garnison de Dayroun, Adel efendi, accompagné de deux autres officiers en bonnets de feutre vert, avec des barbes abondantes mais soignées. La première réaction du garçon fut de méfiance et d'inquiétude, mais son hôte lui glissa, tout sourires :
— Ce sont des amis, il ne se passe plus trois jours sans qu'ils viennent me voir.
Roukoz avait fait cependant signe à Asma de s'éclipser, il n'est jamais bon de montrer une fille aux soldats.
Cette précaution prise, son accueil fut chaleureux. A Tanios, il désigna les officiers comme « des frères, et mieux encore que des frères » ; et à eux, il présenta bien entendu le garçon comme « aussi cher à mon cœur que s'il était mon propre fils ».
« Rien de moins qu'une réunion de famille », ironise le pasteur Stolton dans un compte rendu détaillé de cette rencontre, compte rendu inspiré de ce que son pupille — pour une raison qu'on ne va pas tarder à comprendre — allait lui rapporter à l'instant même de son retour à Sahlaïn.
Ce que Tanios remarqua de prime abord chez ces officiers de l'armée d'Egypte, c'est qu'aucun d'eux n'était égyptien ; Adel efendi était crétois d'origine, et parmi ses adjoints l'un était autrichien, l'autre circassien. Rien d'étonnant à cela, puisque Méhémet-Ali lui- même était né en Macédoine de parents albanais. Tous, cependant, parlaient l'arabe avec l'accent égyptien, et paraissaient dévoués à leur maître et à sa dynastie.
Ainsi qu'à ses idéaux. A les entendre, ce n'était pas une guerre de conquête qu'ils menaient mais un combat pour la renaissance des peuples d'Orient. Ils parlaient de modernisation, d'équité, d'ordre et de dignité. Tanios écoutait avec intérêt, dodelinant quelquefois de la tête en signe de sincère approbation. Comment aurait-il pu en être autrement quand ces hommes énergiques pourfendaient l'incurie ottomane, parlaient d'ouvrir des écoles partout, de former des médecins, des ingénieurs.
Le garçon fut tout aussi impressionné quand le commandant promit de mettre fin à toute discrimination entre communautés religieuses, et d'abolir tous les privilèges. A ce point du discours, Roukoz leva sa coupe à la santé des officiers, à la victoire de leur maître, et se jura de plumer la moustache du cheikh en guise de contribution à l'abolition des privilèges. Tanios n'eut aucun scrupule à boire une rasade d'arak en imaginant la scène — il aurait même volontiers ajouté la barbiche de Raad ; et une gorgée de plus quand Adel efendi promit d'abolir, dans la foulée, « les privilèges des étrangers ».
Le commandant se lança aussitôt dans une diatribe enflammée, exemples à l'appui ; la chose, de toute évidence, lui tenait à cœur.
— Hier, je me trouvais en tournée dans les villages, et partout où ma monture me conduisait, je me sentais chez moi. Je pouvais entrer dans n'importe quelle maison, elle m'était ouverte. Jusqu'au moment où je suis passé devant la résidence d'un pasteur anglais. Il y avait sur la grille le drapeau de son roi. Et je me suis senti insulté.
Tanios ne parvenait soudain plus à avaler son arak, et il n'osait même plus lever les yeux de peur de se trahir. Selon toute apparence, l'officier ne savait pas, il ne pouvait pas soupçonner que cette maison interdite par un drapeau étranger était aussi la sienne.
— Est-il normal, insistait Adel efendi, que les étrangers soient plus favorisés, plus respectés, plus craints que les enfants du pays ?
Se souvenant qu'il n'était, lui-même, pas tout à fait un enfant du pays — ni un fils de l'Egypte, ni surtout un fils de cette Montagne qu'il avait conquise —, il jugea utile de clarifier :
— Moi-même, je ne suis pas né ici, me direz-vous. (Personne ne se serait hasardé à le lui dire.) Mais je me suis mis au service de cette glorieuse dynastie, j'ai adopté la langue du pays, sa religion, son uniforme, je me suis battu sous son drapeau. Alors que ces Anglais, tout en vivant parmi nous, ne cherchent à servir que la politique de l'Angleterre et ne respectent que le drapeau anglais, ils s'imaginent qu'il les place au-dessus de nos lois...
Roukoz se dépêcha de dire, à voix haute, qu'il n'y avait absolument pas lieu de comparer Adel efendi à ces étrangers, que ces Anglais étaient l'engeance la plus arrogante qui fût, que Son Excellence n'était évidemment pas un étranger, mais un frère. Tanios ne dit rien.
« Mon pupille était cependant perplexe, plus qu'il n'a voulu me l'avouer, notera le pasteur.
« D'un côté, il y avait son affection sincère envers moi et Mrs Stolton, et son attachement à notre œuvre éducatrice. Mais, dans le même temps, il ne pouvait être totalement insensible au fait que les étrangers puissent bénéficier de privilèges auxquels les gens du pays n'ont pas accès. Son sens de l'équité en était quelque peu malmené.
« Comprenant sa perplexité, je lui expliquai qu'en règle générale les privilèges étaient scandaleux dans une société fondée sur le droit, mais qu'à l'inverse, dans une société où règne l'arbitraire, les privilèges constituaient parfois un barrage contre le despotisme, devenant ainsi, paradoxalement, des oasis de bon droit et d'équité. C'est très certainement le cas de la société orientale d'aujourd'hui, qu'elle soit ottomane ou égyptienne. Ce qui est scandaleux, ce n'est pas que les soldats ne puissent pas entrer librement dans notre Mission de Sahlaïn ou dans la demeure d'un Anglais. Ce qui est proprement scandaleux, c'est qu'ils s'arrogent le droit de pénétrer à leur guise dans n'importe quelle école et n'importe quelle maison du pays. Ce qui est scandaleux, ce n'est pas qu'ils ne puissent pas se saisir de la personne d'un sujet britannique, mais qu'ils puissent disposer à leur gré de toutes les personnes qui ne bénéficient pas de la protection d'une Puissance.
« Je conclus en disant que si ces hommes voulaient abolir les privilèges, la bonne manière de procéder ne serait pas de soumettre les étrangers au sort peu enviable de la population locale, mais au contraire de traiter toute personne de la manière dont on traite les étrangers. Car ces derniers sont simplement traités comme doit l'être toute personne humaine...
« Je crains de m'être quelque peu emporté en formulant ma réponse, et Mrs Stolton me l'a reproché, mais il me semble que mon pupille a été sensible à mon point de vue. »
Le pasteur fut moins écouté lorsqu'il conseilla à son pensionnaire d'éviter de se rendre à l'avenir dans une maison fréquentée par les militaires égyptiens. C'est très certainement ce que la sagesse eût commandé. Mais en contrepoids de cette sagesse, il y avait le sourire d'Asma, et toute la voie d'avenir qu'éclairait ce sourire. Pour rien au monde Tanios n'aurait voulu y renoncer.
Le sujet délicat qui avait assombri la première rencontre avec les officiers ne devait d'ailleurs plus revenir sur le tapis. Les deux ou trois fois où Tanios les croisa encore chez Roukoz, on parla surtout des péripéties de la guerre, de l'inéluctable victoire du maître de l'Egypte sur le sultan ottoman, et à nouveau de l'abolition des privilèges, mais seulement ceux des féodaux, avec une attention particulière pour le cas du cheikh Francis et pour le sort promis à sa moustache.
Tanios ne se gêna pas pour boire encore à cette joyeuse perspective. Il était arrivé à une sorte de compromis avec lui-même sur la question des privilèges : maintenir ceux des ressortissants étrangers, abolir ceux des cheikhs. Ce qui permettait de ménager à la fois les inquiétudes du pasteur et les aspirations du père d'Asma, ainsi que ses propres inclinations.
N'y avait-il pas, en effet, entre les deux types de privilèges, une différence de nature ? Si les concessions accordées aux Anglais constituaient pour l'heure — il voulait bien l'admettre — un barrage contre le despotisme, les privilèges outranciers des familles féodales, qui s'exerçaient depuis des générations sur une population résignée, ne servaient aucune cause identifiable.
Ce compromis convenait à son cœur et à son intelligence, le garçon fut apaisé lorsqu'il l'eut trouvé. Si apaisé qu'il ne vit pas entre les deux types de privilèges une autre différence, qui aurait pourtant dû lui sauter aux yeux : contre les Puissances étrangères, les officiers du vice-roi d'Egypte ne pouvaient pas grand- chose, sinon pester et jurer et boire. Contre le cheikh, ils pouvaient. Sa moustache était plus facile à plumer que la crinière du lion britannique.
SIXIÈME PASSAGE
Une étrange médiation
Il était écrit que les malheurs qui ont frappé notre village devaient culminer en un acte abominable, ponant malédiction : le meurtre du patriarche triplement vénéré, par des mains qui ne semblaient pourtant nullement faites pour le crime.
Chronique montagnarde, œuvre du moine Elias.
I
L'année trente-huit fut calamiteuse dès le commencement ; c'est le 1er janvier qu'eut lieu le tremblement de terre. Ses traces demeurent dans la pierre, et son souvenir.
Le village somnolait depuis des semaines sous une épaisseur de neige, la tête des pins en était lourde et les enfants dans la cour de l'école s'enfonçaient plus haut que les mollets. Mais le temps était clair, ce matin-là. Pas le moindre nuage. « Le soleil de l'ours » — beaucoup de lumière, sans chaleur.
Vers midi, ou peu avant, il y eut un grondement. Comme un rugissement monté des entrailles du sol, mais c'est le ciel que les villageois s'étaient mis à scruter, en se parlant d'une maison à l'autre. Peut-être était-ce un tonnerre lointain, ou une avalanche...
Quelques secondes plus tard, un autre grondement, plus violent. Les murs tremblaient, et les gens se retrouvèrent tous dehors à crier : « Hazzé ! Hazzé ! » Certains couraient vers l'église. D'autres s'étaient agenouillés sur place, qui priaient à voix haute. Cependant que d'autres encore se mouraient déjà sous les décombres. Et l'on se souvint que les chiens n'avaient cessé de hurler depuis l'aube, et aussi les chacals de la vallée, qui d'ordinaire demeuraient silencieux jusqu'au soir.
« Les gens qui se trouvaient au voisinage de la fontaine assistèrent alors, dit la Chronique, à un spectacle qui les effraya. La façade du château se lézardait devant leurs yeux, la déchirure s'y propageait comme sous l'effet de gigantesques ciseaux. Se souvenant d'un passage des Saintes Ecritures, plusieurs personnes détournèrent le regard de peur d'être figées en statues de sel si elles contemplaient de leurs yeux la colère de Dieu. »
Le château ne s'effondra pas, cette année-là, ni aucune de ses ailes ; hormis cette fissure, il souffrit même peu. D'ailleurs, chose remarquable, le mur lézardé est encore debout de nos jours. Debout avec sa lézarde, quand d'autres murs du château, plus anciens ou plus neufs, se sont écroulés depuis. Debout au milieu de l'herbe folle, comme si, d'avoir annoncé le malheur, il en avait été préservé. Ou comme si le message ne s'était pas encore pleinement accompli.
Au village, en revanche, on dénombra une trentaine de victimes.
Plus grave encore, me dit Gébrayel, la maison du muletier s'était écroulée. Une vieille bâtisse où il avait accumulé des milliers d'ouvrages en tous genres. Un trésor, hélas ! La mémoire de notre Montagne ! Nader était en tournée, loin de Kfaryabda. Quand il revint une semaine plus tard, la neige avait fondu, et toute sa bibliothèque se décomposait dans la boue. On dit qu'il avait, parmi ses livres...
Je n'écoutais plus depuis un moment, j'en étais resté à sa première phrase.
Plus grave encore, as-tu dit ? Plus grave que les trente victimes ?
Il avait dans les yeux l'étincelle de la provocation.
Tout aussi grave, du moins. Lorsqu'un cataclysme se produit, moi je pense bien sûr aux gens et à leurs souffrances, mais je tremble tout autant pour les vestiges du temps passé.
Les ruines autant que les hommes ?
Mais enfin, ces pierres façonnées, ces feuilles sur lesquelles à peiné l'auteur ou le copiste, ces toiles peintes, ces mosaïques, ce sont aussi des fragments d'humanité, c'est justement cette part de nous que nous espérons immortelle. Quel peintre voudrait survivre à ses toiles ?
Malgré les singulières préférences de Gébrayel, ce n'est pas la destruction des livres du muletier qui valut à cette année-là d'être appelée calamiteuse. Ni le tremblement de terre, d'ailleurs, qui ne fut que la plaie annonciatrice. Ni seulement le meurtre du patriarche. « L'année entière de bout en bout ne fut, dit la Chronique, qu'une même traînée de malheurs. Des maladies inconnues, des naissances monstrueuses, des éboulements, et plus que tout la disette et les extorsions. L'impôt annuel fut collecté deux fois, en février puis de nouveau en novembre ; et comme si cela ne suffisait pas encore, on s'ingénia à multiplier les taxes, sur les personnes, sur les chèvres, les moulins, le savon, les fenêtres... Les gens n'avaient plus ni piastre noire ni piastre blanche, ni provisions ni bétail.
« Et lorsqu'on apprit que les Egyptiens avaient l'intention de confisquer les bêtes de somme et de trait, les gens de Kfaryabda n'eurent plus d'autre choix que de précipiter leurs ânes et leurs mulets du haut de la falaise... »
Ce n'était pas, malgré les apparences, un acte de dépit, ni même de résistance. Seulement une précaution, explique le chroniqueur, car une fois les animaux repérés et saisis, les hommes du commandant Adel efendi appréhendaient le propriétaire pour l'obliger à conduire lui-même la bête « enrôlée ». « Le pire des gouvernants n'est pas encore celui qui te bastonne, c'est celui qui t'oblige à te bastonner toi-même », conclut-il.
Dans le même ordre d'idées, le moine Elias signale que les habitants de Kfaryabda s'imposaient de ne plus guère sortir de chez eux à certaines heures. Les hommes du pacha d'Egypte traînaient partout, chez le barbier, chez l'épicier, chez le cafetier de la Blata à jouer la tawlé, et le soir ils venaient en bande, ivres, pour chanter et crier sur la place et dans les rues attenantes, si bien que plus personne ne fréquentait ces lieux, non par bravade, mais encore une fois par sage précaution, car les soldats s'arrangeaient chaque jour pour interpeller un passant et l'humilier sous quelque prétexte.
A partir de la mi-février, le cheikh décida à son tour de s'enfermer dans son château, et de ne même plus sortir sur le perron ; il venait d'apprendre que Saïd beyk, son pair de Sahlaïn, se promenant dans son domaine, avait été intercepté par une patrouille qui lui avait demandé de décliner son identité...
L'incident avait plongé le maître de Kfaryabda dans une profonde mélancolie. A ses sujets qui montaient le voir, portant leurs doléances, et qui le suppliaient d'intervenir auprès du commandant égyptien, il répondait par des formules compatissantes, parfois quelques promesses ; mais il ne bougeait pas. Certains voyaient là un aveu d'impuissance, d'autres une marque d'insensibilité. « Quand c'est le fils d'une grande maison qui subit une vexation, le cheikh s'estime offensé ; quand c'est nous, les métayers, qui souffrons... »
Le curé dut lui faire des reproches :
— Notre cheikh se montre hautain avec les Egyptiens, et ces derniers y voient peut-être du mépris, ce qui les incite à devenir chaque jour plus féroces.
— Et que devrais-je faire, bouna ?
— Inviter Adel efendi au château, lui témoigner un peu de considération...
— Pour le remercier de tout ce qu'il nous a fait, n'est-ce pas ? Mais si c'est cela que les gens veulent, je ne m'y opposerai pas. Khwéja Gérios lui écrira une lettre aujourd'hui même pour lui dire que je serais honoré de l'accueillir et d'avoir un entretien avec lui. Nous verrons bien.
Le lendemain, en fin de matinée, un soldat arriva avec la réponse, que Gérios décacheta sur un signe du maître, et parcourut des yeux. Il y avait dans la salle d'audience la foule grave des mauvaises fêtes. Chacun vit que l'époux de Lamia avait soudain le visage congestionné, sans que l'arak en fût cette fois l'unique cause.
— Adel efendi ne veut pas venir, cheikh.
— Il insiste pour que je me déplace moi-même jusqu'à son campement, je suppose...
— Non, il veut que notre cheikh aille le retrouver cet après-midi... chez Roukoz.
Les regards étaient à présent tous fixés sur la main du maître, qui se referma en boule sur son passe- temps.
— Je n'irai pas. S'il m'avait proposé d'aller à Dayroun, je me serais dit : c'est un bras de fer, nous plions un peu, puis nous nous redressons. Mais là, il ne cherche pas la conciliation, il veut seulement m'humilier.
Les villageois se consultèrent en silence, et le curé parla en leur nom.
— Si cette rencontre est nécessaire pour dissiper les malentendus et nous éviter d'autres souffrances...
— N'insiste pas, bouna, je ne mettrai jamais les pieds dans cette maison construite avec l'argent qu'on m'a volé.
— Même pour sauver le village et le château ?
Cest Raad qui avait posé cette question. Son père le fixa dans un silence de mort. Ses yeux se firent sévères, puis outragés. Puis méprisants. Puis se détournèrent de lui pour revenir vers le curé. Auquel, après un temps, le cheikh s'adressa d'une voix lasse.
— Je sais, bouna, c'est de l'orgueil, ou appelle-le comme tu l'entends, mais je ne peux pas agir autrement. Qu'on me prenne le château, le village, je ne veux rien de la vie. Mais qu'on me laisse mon orgueil. Je mourrai sans avoir franchi le seuil de cette maison de voleur. Si mon attitude met le village en péril, qu'on me tue, qu'on arrache mon gilet, et qu'on en habille mon fils pour l'installer à ma place. Lui acceptera d'aller chez Roukoz.
Dans son front, des veines se gonflèrent. Et son regard se durcit au point que plus personne ne voulait prendre la parole.
C'est alors que Gérios, enhardi par l'alcool qui s'était mêlé à son sang tout au long de la journée, eut une illumination :
— Pourquoi parler de meurtre et de deuil ? Dieu prolonge la vie de notre cheikh et le maintienne au-dessus de nos têtes, mais rien ne lui interdit de déléguer son fils et héritier pour le remplacer à cette rencontre.
Le cheikh, encore ulcéré par l'intervention de Raad, ne dit rien, ce qu'on interpréta comme un assentiment. Il laissa faire, et se retira dans sa chambre avec son passe-temps.
La réunion chez Roukoz fut brève. Elle n'avait pas d'autre objet que de malmener quelque peu la moustache du cheikh, et la venue de son fils fut considérée par tous comme une humiliation suffisante. Raad réussit à dire de sept manières différentes que le village n'avait que loyauté envers le vice-roi d'Egypte et son fidèle allié l'émir. Et l'officier promit que ses hommes se montreraient désormais moins sévères avec les gens du village. Puis il se retira au bout d'une demi- heure, prétextant un autre engagement.